Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

«L'entre-nous» postcolonial: du bras armé, au bras ballant

par Kamel Daoud

Donc la France est repartie, encore une fois. On se retrouve entre nous. Que va-t-on faire ? Ceux qui ont agité des drapeaux sont rentrés. Ceux qui ont dit non, aussi. Bouteflika de même. Tlemcen est rentrée à Tlemcen. Alias Alger pour quelques mandats. Que faire du temps d'indépendance qui nous reste alors ? On ne sait pas. Même Aït Ahmed vient de quitter. Le «entre-nous» après le départ du colon, qu'il soit français, romain ou ottoman, est quelque chose d'inédit chez les Algériens. Un moment et un ton du temps auxquels on n'est pas habitués. On sait tous que nous savons tous faire la guerre, lutter pour la libération mais la libération, on ne sait pas quoi en faire. C'est neuf et sans traces dans nos mémoires.

D'où peut-être ces hésitations de 50 ans. Ces pertes de temps quand on dispose de tout notre temps, pour la première fois depuis un millénaire ou deux. Le bras armé devient des bras ballants et ce n'est pas bon. On sait tous que c'est plus facile de gérer une caserne en guerre qu'une troupe oisive. Au début, on a bien tenté la guerre de sable ou des six jours. Libérer la Palestine, ou le Sahara Occidental, juste parce qu'il s'agit d'un métier que l'on maîtrise. Puis, on a laissé tomber, un peu, car on commence à douter et le deal n'était pas tellement immense. Pour l'Irak, c'était trop loin et pour le Sahel, on se sent trop vieux.

Donc on ne sait pas. On est entre nous depuis si peu que c'est un peu gênant. Ou violent. Vous avez tous vécu ce moment de flottement entre nouveaux passagers d'un taxi vers Alger et qui vient de démarrer. La cohabitation dépend de presque rien pour aller dans le sens de l'agréable ou celui de la méfiance sur 1.200 km. C'est un peu de même mais en cinq décennies. Dans le vaste périmètre du pays, on essaye de caser ses bagages, de pousser le voisin par le coude pour marquer le territoire, de signifier que l'on veut que la vitre reste baissée tout au long du trajet ou qu'on n'a pas besoin d'écouter le monde mais seulement son téléphone ou sa propre musique. Le chauffeur peut être quelqu'un de sale, d'agréable, d'obséquieux aux barrages des militaires, de dur qui hait la vie, d'islamiste avec lecture du Coran sur quatre heures de route ou un simple chauffeur à la Zeroual qui finira assis quelque part, parlant à son monde. Et dans ce vaste taxi, il y va de même pour la femme et son corps: on ne sait pas s'il faut la mettre en soute ou à l'avant. Si elle a le droit de parler à voix haute ou seulement par la paupière.

L'entre-nous n'est pas encore codifié, balisé par la culture ou le sens, consensuel. Il est source de malaise ou de colère. Il nous manque encore les clefs et les bonnes manières. Les principes de la cohabitation. Le respect de l'effort et de la propriété profondément perturbés pas le socialisme et la colonisation. On n'a jamais possédé un pays. On a toujours été possédés par lui. Et maintenant on ne sait pas aimer. Seulement s'approprier et se tuer. Se détester. Car tous les colons sont partis et il en est resté une formidable colère, des armes, de la violence et du sang et l'envie de continuer de faire les guerres. Contre soi et les siens. On voit le colon dans les siens et on voit en soi le héros décolonsiateur. On continue de battre et de se débattre.