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Premier ministre de l'Intérieur

par Kamel Daoud

Constat local après les dernières sorties médiatiques: aujourd'hui, le ministre de l'Intérieur Daho Ould Kablia peut vous parler de tout: des extraits de naissance, du logement, de la devise, des locaux commerciaux, des passages piétons, de la qualité du lait, de l'emploi, du gaz schiste ou de la pomme de terre. Comme son prédécesseur. Ou le prédécesseur de son prédécesseur. La raison ? Dans les régimes politiques durs et fermés, la gouvernance et l'autorité sont synonymes. Du coup, il y a casting et division des tâches: il y a le Premier ministre, légalement patron mais généralement sous-traitant des affaires domestiques. Il y a le ministre des Affaires étrangères, prête-nom du chef suprême et il y a le ministre de l'Intérieur. Le premier surveille le peuple, le second donne à manger au peuple et le dernier surveille les autres peuples. Le chef suprême les surveille les trois. Sauf que dans ce triptyque sacré, le ministre de l'Intérieur a un étrange rôle: il est le bras droit du chef, son homme de confiance, son index et son prénom. Dans les régimes fermés, le grand chef fait confiance au ministre de l'Intérieur parce qu'il ne fait pas confiance au peuple qui ne l'a pas élu ou si peu ou presque pas ou pas entièrement.

Du coup, puisqu'il s'agit d'un système politique basé sur la force et l'autorité, le seul à parler concrètement est le ministre de l'Intérieur: il est chargé de mentir, de frapper, de réprimer et d'ordonner mais aussi de surveiller, de normaliser, de garantir et d'expliquer. Tous les chiffres d'un gouvernement peuvent être faux, jamais ceux d'un ministre de l'Intérieur.

Du coup, un ministre de l'Intérieur dans les pays «arabes», jusqu'après les révolutions, a cet air discret mais plein écran, effacé mais imposant, intelligent mais sombre, cultivé mais froid qu'ont tous les ministres de l'Intérieur dans les pays «arabes», les pays de fer et les pays à poing. Le ministre de l'Intérieur, chargé d'être l'ordonnateur suprême des rapports de force, se retrouve donc à expliquer tout et à parler de tout: pomme de terre et conquête de l'espace. Droits de l'homme et clonage d'animaux. Le ministre de l'Intérieur est chargé de frapper et de caresser. Expliquer les taux invraisemblables lors des élections et de trouver des explications aux dépassements de ses polices ou aux tirs amis. En somme, le ministre de l'Intérieur est un technicien des régimes clos: sa doctrine de l'ordre lui donne une mystique du devoir. Du coup, il est sans culpabilité au nom de la transcendance. Du coup, on comprend ce don pour l'invraisemblable qu'ont les ministres de l'Intérieur dans les régimes durs et cette tendance à tout expliquer puisqu'il est dit qu'ils peuvent tout régenter et parce qu'ils ont pour mission de tout surveiller. Du coup, cet air d'être absent mais vigilant et d'être sans vie de famille, sans chaleur, sans faiblesse, sans remords et sans sommeil.

Un ministre de l'Intérieur étant par définition à l'intérieur de toute chose.

Dernière question: que fait un ministre de l'Intérieur quand il est chez lui à l'intérieur de sa maison ? Le contraire de ce qu'il fait à l'intérieur du pays. Question d'équilibre paradoxale.