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Du militantisme en Algérie

par Kamel Daoud

Comme un ballet : à tour de rôle le grand animal dévore un militant des droits de l'homme, un activiste, un syndicaliste, un opposant ou un journaliste, le mâche un peu, puis le recrache. Le but est de paralyser, faire peur, déplacer l'opposition du terrain de la revendication générale à celui de la revendication de la libération du détenu. Puis le militant des droits de l'homme, l'activiste, le syndicaliste, l'opposant ou le journaliste revient chez lui, se repose puis reprend le chemin inverse qui va de son foyer à la mâchoire du régime, pour demander au régime d'enlever ses dents et de respecter les lois.

Le but ? Technique : plus il dénonce, plus le militant croit qu'il va se reproduire, se multiplier, devenir immense et donc impossible à être avalé facilement. Plus il inculpe, arrête, harcèle, traine devant les tribunaux et avec les gardes à vue, plus le régime croit diminuer le nombre des militants, les user, leur faire peur, les isoler et les réduire à des agités qui ne veulent que libérer l'un des leurs, et pas le peuple entier et le pays sur toute sa surface. Le premier a l'argument de l'histoire qui voit toujours les dictatures tomber et la justice gagner. Le second a l'argument de la force et de l'argent et l'instinct connu des peuples à préférer l'immobilité au mouvement, la quiétude à la peur, l'ordre au désordre.

Le militant pense que le régime finira par tomber. Le régime pense que le militant finira par trébucher. Le militant croit en l'Histoire. Le régime croit en l'Instinct. Le militant a la mémoire longue. Le régime a le souvenir court et boiteux. Ainsi pour l'exemple, le régime ne croit pas qu'un simple militant à Hassi Messaoud ou dix autres à Alger peuvent changer la donne. Curieuse amnésie car lui-même est né d'une poignée d'hommes 1954. Mais le militant croit le contraire comme l'a dit Nietzsche : « le peuple est le prétexte que prend l'histoire pour accoucher d'un ou deux grands hommes. Et le même détour qu'elle prend pour les détruire ». Quelle est la vision du régime sur les erreurs du passé ? Energétique : la France et     De Gaulle ont découvert le pétrole trop tard.       Aujourd'hui le régime a trois argument en sa faveur : le chaos post-Bouazizi, le 11 septembre US et le Sahel en bas.

Du coup, ce ballet biblique en Algérie entre la baleine rendue gigantesque par le pétrole et les Younes solitaires. Elle les avale, les réactions nationales et internationales se déchainent, la mobilisation prend de l'ampleur et la baleine libère le détenu et recrache le morceau.

Le militant se traine alors vers le plus proche arbre et se tourne nu et tremblant vers le ciel : « Ô ciel ! Pourquoi tous parlent à la place du ciel qui ne dit rien et personne ne parle au nom de la terre qui ne cesse de se plaindre? ». Car le militant en Algérie est solitaire : le peuple a disparu, la terre est vaste, le pétrole se vend bien, la propagande ment et le printemps « arabe » fait peur. Pas de quoi faire une révolution. C'est comme si les fils de la Toussaint en 54 avaient eu le don de voir l'avenir de l'Afrique, ses massacres, ses coups d'Etat, ses trahisons et sa pauvreté, avant de tirer la première balle de la décolonisation.

Le militant en Algérie est conspué, cerné par les conservateurs et les religieux et les polices politiques: s'il bouge on dit qu'il est naïf, s'il écrit et dénonce on dit qu'il est dans la haine de soi et l'auto-flagellation, s'il ne dit rien il est traitre, s'il pense, il est contre l'Islam.

Le régime sait aujourd'hui comment le traiter donc : ne pas s'attaquer à lui s'il est connu, seulement l'isoler en s'attaquant aux militants qui ont moins de visibilité. Le contaminer en lui associant des délinquants ou des islamistes. Le frapper mais sans laisser de trace, l'inculper pour des délits impossibles à prouver comme « outrage a agent dans l'exercice de ses fonctions » ou le mettre dans un ghetto linguistique : amazigh isolé, « arabe » gonflé à l'hélium de la mémoire ou francophone sans écho.

Le militant peut-il tuer la baleine un jour ? Oui : En lui restant à travers la gorge, le plus longtemps. L'humanité se souvient du nom de Younes, pas de celui de la baleine qui a voulu le manger.