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Jeter/poser la première pierre

par Kamel Daoud

La question de « Par quoi commencer en Algérie ? » posée par le chroniqueur après la récupération des espaces publics sous les pieds des revendeurs informels, était peut-être victime d'un mauvais réglage. « Par quoi commencer en Algérie ? » est un problème métaphysique et historique profond en Algérie. La cause qui explique qu'on n'a pas encore commencé. Ou qui explique pourquoi on a commencé par l'inutile. On a commencé par tuer Abane Ramdane ou par désirer l'Indépendance ? On a commencé par avoir un Etat ou par subir un régime ? On a commencé à tricher en créant le RND ou lors du congrès de la Soummam ou quand on a « doublé » Messali ou quand on a trahi l'Emir Abd El Kader ou quand on a appelé Barberousse à venir nous défendre ?

Dans tous les cas, ils sont deux et les deux s'accusent mutuellement de ne pas commencer le premier alors que c'est au premier de commencer. Qui doit commencer par changer en Algérie ? Le Peuple ou le Pouvoir ?

Pour le peuple, il ne sert à rien de chasser des revendeurs, récupérer les trottoirs, les jardins ou de nettoyer la ville et la route si, en haut le pouvoir est le même : illégitime, voleur, corrompu, et autoritaire. A quoi sert d'être propre quand on n'est pas libre ? Si le pouvoir veut se faire passer pour un Etat, il doit commencer par réformer les missions de ses « services », par libérer la Justice, rendre publics les budgets des caisses noires, punir les dépassements, autoriser le droit de manifester, organiser de vraies élections, punir les maffieux et les auteurs de tortures, récupérer l'argent détourné, restituer à l'APN ses pouvoirs sur le gouvernement. Le pouvoir doit demander des excuses sur tout ce qu'il a commis, libérer les initiatives et les entreprises, alléger la bureaucratie, s'expliquer sur l'histoire nationale et le nombre des anciens moudjahiddines et les critères de nominations et ceux des ok pour crédits bancaires. La liste est longue mais elle est en possession de chaque algérien assis, debout ou en exil au Canada. Sans cela, selon le peuple, il ne sert à rien de libérer un trottoir quand on refuse de libérer un pays. La canne (algérienne ou maghrébine en général) est tordue de la tête selon un proverbe rappelé par un internaute.

Sauf qu'en face, le pouvoir a ses avis. On ne peut pas organiser des élections trop libres avec un peuple qui vote mal, ne vote pas ou ne sait même pas à quoi cela sert. On ne peut pas libérer l'entreprise avec des chefs d'entreprises voleurs, tricheurs, qui font mal le béton et les routes et de tricher sur le ciment ou la qualité ou qui ne savent rien faire qu'attendre d'être payés. On ne peut pas dissoudre les « services » quand l'ennemi intérieur est plus ravageur que la menace extérieure.

On ne peut pas autoriser les manifestations quand les algériens ne respectent même pas la priorité au rond-point, se mangent entre eux, cassent, tout en croyant que c'est encore au colon ou au grand Turc, et demandent à manger tout le pétrole en une semaine. On ne peut pas libérer la Justice car ce n'est pas encore une culture ancrée et il y a trop de passifs et donc trop de risque de dérives chez les juges. On ne peut pas rendre public les budgets car le peuple est populiste et va crier comme un enfant qui veut manger tout le gâteau en une seule nuit. On ne peut pas libérer la rue aux manifestants quand on n'arrive même pas à libérer les trottoirs pour les piétons à cause des revendeurs justement. Il faut au moins commencer par rendre les jardins publics au public avant de rendre le pays.

On ne peut pas mettre le pays entre les mains de députés quand ces députés sont à peine capables d'écrire et de parler sans fautes de goût et d'orthographe. On ne peut pas tout dire sur l'histoire nationale car cela finira par une guerre civile. On ne peut pas laisser agir les militants des droits de l'homme car le pays est infiltré. On ne peut pas laisser ce peuple se gouverner car il n'est même pas capable de se respecter lui-même et de respecter ses propres droits. D'ailleurs, c'est au peuple de commencer : quand ce peuple sera propre, cultivé, poli, respectueux de la réglementation, soucieux des générations futures, et digne de faiseurs de la guerre de Libération, on changera à notre tour.

Duel sans fin ? Un peu. Car le pire est qu'entre les deux, il y a mélange, parenté, liens de sang et d'appétits. L'Algérie n'est pas peuplée de deux entités distinctes mais du mélange obscur et vorace, des deux listes de défauts et de raisons. Et c'est une majorité. Difficile à comprendre ? Evidemment. Mais on le sait tous. La solution ? Par chacun.