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A quoi sert un printemps «arabe» ?

par Kamel Daoud

A quoi a servi le printemps «arabe» ? Réponse première : à faire élire les islamistes et à encourager les salafistes. Du coup, on se tourne en ricanant vers ceux qui ont soutenu ce mouvement pour les insulter. Cela se traduit, envers le chroniqueur, par la fameuse réplique de «il y a un an, vous souteniez les révolutions en Tunisie et en Libye, et maintenant vous vous lamentez sur leur sort ?» Triste et mortel résumé de l'espoir, réduit à une logique de vengeance sur soi. Le printemps «arabe» ? Oui, il faut le soutenir, le refaire, le poursuivre. Penser qu'il ne sert à rien sert justement les régimes qu'il n'a pas encore délogés ou réformés. Et ces régimes ont aujourd'hui une armée de soutien chez les élites peureuses et celles démissionnaires par confort ou par conviction (à respecter). L'année «Dégage !» a été pour le chroniqueur la meilleure année de sa vie, celle où il a renoué avec le sens, l'acte et l'espoir. C'est le début d'un cycle et le premier pas sur le chemin. Ce fut une année fabuleuse où beaucoup de gens ont marché sur la lune et celle où on a mis fin au fatalisme et à la chute de Grenade au fond de la tête de chacun. N'en déplaise aux sceptiques.

 Car dire aujourd'hui que cela n'a servi qu'aux salafistes est une défaite trop facile. C'est une vision colonialiste, raciste et primaire que l'on a sur soi quand on répète qu'on n'a le choix qu'entre la dictature sécurisante ou le chaos barbu. En clair, cela veut dire : «on est inapte à la civilisation» comme l'ont dit les fermiers blancs d'autrefois quand ils ont voulu prendre nos terres. De l'auto-racisme sous forme de «prêt-à-penser». Le printemps «arabe» est un vaste mouvement qui se dessine au-delà de l'échelle de l'homme et de la vie courte. Quelque chose s'est enclenché et on ne sait pas si cela va mener vers l'intégration à l'humanité ou à l'exception dans la barbarie. On ne sait pas tous s'il y a une vie après la mort, mais on sait tous qu'il n'y avait pas de vie avant le printemps «arabe». Avant, c'était une histoire morte en 1492. Maintenant, c'est une histoire vivante qui tue et promet, à la fois. Ce qui se passe dans le monde «arabe» va plus loin que les salafistes, l'islamistan et le reste. C'est notre place au sein de l'humanité qui se joue.

Raisonner, en restant assis par la peur ou le dépit, la rancune et le petit calcul, ne sert à rien. Résumer l'espoir d'un meilleur monde à ses propres conclusions est inutile. Dire que le printemps «arabe» n'a servi à rien, c'est réduire une histoire immense à la biographie de ses propres déceptions et enfermer l'espoir sourd dans le fatalisme du «non n'est pas apte à la liberté et à la vie meilleure». C'est un déni de soi, par soi. Le printemps «arabe» a servi à nous réveiller, à corriger, à imposer l'histoire à la place du fantasme de l'éternité. A imposer des choix et à les assumer. Il faut se battre pour qu'un jour nos pays soient libres et nos enfants heureux au lieu de grimacer sur le «voyez où cela mène !» et sur «vous souteniez les révolutions et vous vous lamentez sur le sort de ces pays».

Nos ancêtres disaient que lorsqu'une saison n'apportait pas une bonne récolte, il fallait travailler pour la suivante et non déclarer inutile les fenaisons. Les salafistes tueront et détruiront mais n'éteindront pas l'envie de vivre. On fait partie de l'humanité malgré nous ou avec nos efforts et apports. C'est une vision triste de soi et des siens que de réduire cet espoir à une sorte de fatalisme d'élite et de collections de venins. Il n'y pas d'issue dans l'immobilisme et son confort. Et répéter que nous sommes préservés contre le changement si on se préserve de la «démocratie» est une illusion qui va nous coûter cher un jour. Dans ce monde «arabe», quelque chose est en marche, tue ou veut vivre et c'est ridicule de le réduire à l'échelle de sa propre courte vie. Il y a, pour ceux qui s'y intéressent, un étrange écho dans l'histoire du Moyen Âge de l'Occident qui peut éclairer nos visions. Chaque pays a son histoire, mais celle des hommes est commune.

Pour conclure ? Etrange retournement : le fatalisme était religieux chez nos aînés d'il y a deux ou trois générations et l'espoir progressiste. Aujourd'hui, les élites laïques ou instruites sont fatalistes et se sont les religieux qui sont progressistes, dans leur vision du monde.