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Alger couchée

par Kamel Daoud

Une étrange ville : on s'y fait arrêter quand on s'y tient debout. Ou s'y faire embarquer même quand on est assis. Le premier délit s'appelle attroupement, le second s'appelle sit-in. Que risque-t-on à Alger quand on y proteste couché ? Vaut mieux ne pas répondre.

Un Algérien qui s'appelle Abdelkader Kherba risque trois ans de prison pour s'être tenu debout dans cette ville. Pour le régime, cet homme est le portrait de la menace véritable : il vient de loin, il est chômeur, il est brun, il est solidaire, il est engagé fervent du « dégagez ». Il faut donc l'enfermer dans une ville qui se referme sur le Pouvoir qui s'y est enfermé lui-même. C'est une boucle mauvaise mais c'est la logique des propriétaires de la fameuse zone autonome de 1962. Pour les héritiers de l'armée des frontières, il y a un traumatisme lié à l'Algérois : celui qui le possède, possède l'Algérie ; celui qui le perd, perd le pouvoir. Donc à Alger, on peut envoyer des lettres et des fax mais pas y venir si on n'est pas invité par le pouvoir. Alger est la vitrine du « tout va bien » officiel : on peut y prendre le café mais pas la parole non autorisée. On peut y venir dormir mais pas s'y réveiller ou y réveiller le reste du peuple. On peut y venir régler ses problèmes, mais pas le problème de tout le monde, tous à la fois. L'arrestation de Kherba est donc un message fort pour tous les autres.

Son tort, mise à part l'incitation à l'attroupement ? C'est surtout l'inauguration de la solidarité des attroupements, entre attroupements. Explication : Kherba est chômeur venu soutenir des greffiers en grève. Gros crime, car si à la limite on tolère, avec la matraque, des gens de même corporation, la solidarité entre manifestants de différents métiers est un risque majeur pour certains.

Cela veut dire que le peuple est peut-être en train de se réformer après sa dissolution en 1962. Il fallait donner un exemple : trois ans de prison contre le premier qui se lève ou se relève ou veut relever les autres. Alger est donc interdite aux Algériens qui ne peuvent pas y marcher ou manifester. Le but de la capitale n'est pas d'unir les Algériens mais de les diviser en régions, puis en wilayas, puis en tribus, puis en familles et, enfin, en une personne à la fois. Et c'est cette personne qu'on arrête si elle vient à Alger parce que si on laisse faire, la personne peut devenir une famille, puis une tribu, puis une wilaya puis un peuple. D'ailleurs, c'est le fond du problème: l'antique armée des frontières voit le peuple comme un peuple des frontières, qui peut marcher sur Alger, comme elle l'a fait il y a cinquante ans. Et c'est peut-être là la preuve de la bonne foi des prochaines élections : on ne bourre plus les urnes, mais les prisons. Pour le régime, les résultats sont plus garantis. Slogan ? Libérer Alger ou libérer Kherba ? Les deux. Les trois, en comptant la rue.