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Quelques idées sur les islamistes triomphants

par Kamel Daoud

Les islamistes peuvent-ils gouverner ? C'est la question qui se pose aujourd'hui dans le monde arabe et, en face, en Occident. Un bon débat avant-hier soir sur El Jazeera. On y retrouve, en formule, ce que l'on sait : les islamistes sont bons en opposition, mais on ne sait rien de leur compétence en gouvernance. L'obsession du Pouvoir est si vive dans ce camp idéologique que l'on se demande que pourrait faire cette famille idéologique, lorsqu'elle aura le volant en main. La compétence en idéologie et en discours religieux, moralisateur et populiste, est bonne pour recruter des électeurs «arabes», enfin libres de choisir, plus ou moins, mais ne se mange pas, ne se boit pas et ne remplit pas l'assiette. La fatwa ne fabrique pas du pain, le prêche religieux n'est pas la récolte et les ablutions ne sont pas des bilans. Du coup, on se reprend à penser à une possibilité : celle enfin donnée aux électeurs «arabes» de liquider une illusion majeure de notre époque post-décolonisation. Celle du «L'islam est la solution» selon le fameux slogan des Frères musulmans en Egypte. Peut-être, et on l'espère, dans un an ou deux, les électeurs comprendront que les islamistes n'ont pas de formules miracles, qu'il ont un capital «moral» qui permet de construire un ordre «moral», au sein d'Etats arabes corrompus, mais que cela n'est pas l'économie, la plus-value, l'entreprise et l'enrichissement.

C'est peut-être la bonne récolte du printemps arabe : celle de liquider, dans la violence puis par les urnes, les nationalismes pourris et les islamismes agitateurs. On comprendra, et on l'espère, que l'on fait partie d'un monde dur, qu'il faut travailler, que l'intolérance ne signifie pas identité, que l'authenticité est une ouverture confiante sur les autres et pas un enfermement sur une tombe, que la femme n'est pas un poids mort le jour et un objet la nuit, que la différence est une richesse et que le passé est un mythe et que l'avenir est une responsabilité et que la vie n'est pas un crime et un péché. Passage à la maturité peut-être.

De l'exercice du Pouvoir, il est sûr que le camp islamiste ne sortira pas indemne. L'éclatement est inévitable entre «modérés», confrontés aux pragmatismes de la gouvernance, extrémistes hystériques, salafistes, «nationalistes» et partisans de la Oumma et réformateurs. C'est une sorte de double mouvement qui se dessine : les libéraux qui s'unissent par obligation de lutte et les islamistes qui «éclatent en camps» par pression des concessions au monde réel. Ceci, d'autant plus que l'émergence de ce camp, en faveur d'un printemps arabe que les islamistes n'ont pas fait et dont ils ont profité à l'extrême, a permis de voir l'essentiel au-delà des clichés : le vote pour les islamistes reste faible, les majorités ne sont jamais absolues au-delà des 30-40%, les alliances sont obligatoires et les victoires sont le fruit gênant d'un taux d'abstention très fort dans les pays «arabes». Du coup, et les islamistes en sont conscients, du moins dans les discours, de cette fragilité. Pour eux, il y a obligation de respecter les alliances, le monde réel, la démocratie. Du moins par le verbe. Dans le monde réel, on ne sait pas : le discours islamiste a épousé la mode de la «modernité» et de la démocratie face à la méfiance internationale, mais son discours profond reste «moralisateur», émotif, archaïque, peu «ouvert» à l'humanité, belliqueux, conservateur et sans innovations ni propositions, comme disent les spécialistes. Les grands textes fondateurs de ce courant datent de quelques siècles, son corpus d'interprétations et de hadiths est douteux et inadaptés, ses idées proviennent de courants démodés. Il ne peut pas, en vérité, faire mieux et enjamber les quelques siècles qui séparent ses idées de ses nouvelles obligations.