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Quatre jours après le vote tunisien (II et fin)

par Kamel Daoud

« J'ai voté pour eux car ils ont peur de Dieu». Ce fut la réponse d'une Tunisienne à la question du pourquoi. La réponse est abyssale : elle veut dire que l'électeur ne croit plus à un principe autre que celui du punitif céleste. Un élu doit être islamiste car un islamiste a peur de Dieu. De quoi a peur un démocrate, un progressiste, un laïc ? Réponse de l'électeur : de rien et donc je ne peux pas lui faire confiance et voter pour lui. La question est donc celle de la «garantie» : l'élu islamiste dit qu'il est surveillé par Dieu. L'élu démocrate ne dit rien. L'électeur «arabe» ne croit pas à sa propre capacité d'opinion publique ou de société civile capable de surveiller l'élu, le politique, la vie et la dépense publique. L'élu ne se voit encore comme citoyen capable de sanctionner, il s'en remet donc au ciel.

Il passe du parti Unique au parti de l'Unique. Que faut-il donc en comprendre ? L'évidence : l'électeur «arabe» ne croit pas que le candidat politique a une morale ou des principes ou un système de valeurs autres que celles religieuses. Un démocrate est quelqu'un qui n'a pas de système de valeurs, de «crainte» qui peut le pousser au «Bien», au mieux et à défendre l'intérêt de tous. D'où une petite conclusion : les «Laïcs» n'arrivent pas à convaincre que l'on puisse être un citoyen de principes dont l'action est fondée sur des convictions «saines», s'il n'est pas l'homme d'une conviction religieuse. Le dictateur était méchant parce qu'il ne croit pas à la sanction céleste et «ne craint pas Dieu». Donc, par conséquent, tous ceux qui ne sont pas islamistes ne craignent pas Dieu et n'ont pas de raison d'être des gens honnêtes. La seule idéologie garante est donc celle de l'islamisme. Les dictateurs ont donc laissé, après leur chute, un dernier fruit pourri : le manque de confiance des électeurs «arabes» dans la force de leur propre citoyenneté. Les électeurs ne savent pas ce qu'ils peuvent, mais croient en ce qu'ils ne peuvent pas. Ils ne sont pas citoyens, mais croyants.

Un demi-siècle de dictatures ont fabriqué des électeurs soupçonneux, craintifs, désespérés, nihilistes, démissionnaires et fatigués de rester debout, pour rien. Et c'est là le talon d'Achille de tous ceux qui veulent convaincre les sociétés «arabes» que la laïcité est un droit et une garantie contre les totalitarismes et les dérives, que la démocratie est une affaire d'hommes pas de religion et que la croyance est un choix intime et pas une urne magique. Les démocrates n'arrivent pas à convaincre de leur système de valeurs, de leur morale. Ils ne peuvent pas expliquer aux électeurs que l'on peut vouloir le bien de tous, par formule de gagnant-gagnant, dans le consensus et l'intérêt commun. Ils n'arrivent pas à répondre à la question «qu'est-ce qui prouve que vous avez peur du Mal, que vous craigniez d'être des voleurs et des malhonnêtes, que vous n'allez pas devenir des Benali ?». La réponse est floue ou trop compliquée.

En Tunisie, parce que les Tunisiens ont subi Benali pendant trop longtemps, ils votent aujourd'hui pour son contraire. Pour eux, si un homme ne craint pas le peuple, choisissons au moins quelqu'un qui craint Dieu.

L'échec des idéologies alternatives à l'islamisme vient de leur incapacité à répondre à ce genre de questions simples pour le simple électeur, les plus nombreux : la Laïcité arrive à convaincre les classes supérieures et les milieux d'affaires, mais pas le «bon peuple». L'électeur «arabe» est poussé à investir de sa confiance les systèmes autoritaires garants de sa vie : soit l'armée, soit les partis de «Dieu».

En Tunisie, Ennahda va tenter d'incarner un consensus, mais la formule est faussée à la base : on n'est pas en Turquie : ce qui soude la formule à Ankara, c'est l'intérêt de tous, l'économie ou les contre-pouvoirs à l'intérieur de cet Etat. En Tunisie ou ailleurs, il s'agit d'une démission de la citoyenneté au profit de la garantie par «la croyance». Le flou de la réponse des démocrates est visible partout dans les autres pays «arabes» et cette incroyance en soi du croyant en Dieu, fausse le jeu des transitions et réduit les révolutions à des basculements. Pour le moment.

Un internaute fera remarquer, à juste titre, après la victoire d'Ennahda en Tunisie, que là où les islamistes parlaient de lutte contre la corruption, d'identité, de modération et s'appropriaient les grandes questions comme celle de la femme ou de la langue, les démocrates et leurs sympathisants étaient poussés à débattre sur des détails avec un effet de loupe peu intelligent : l'alcool, le bikini ou l'homosexualité. Grosse erreur de stratégie de campagne, à la fin. Celle commise, il y a vingt ans, par des démocrates algériens poussés à débattre avec un Abassi Madani comme «représentant de l'Islam» et pas comme un simple politicien qui vaut ce que valent d'autres.