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«L'Algérie a déjà fait la Révolution ? mon œil !»

par Kamel Daoud

Bilan : qu'est-ce qu'on a eu, nous le peuple, de puis dix mois de révoltes et de révolutions dans le reste du monde «arabe» ? Un : des augmentations de salaires en course-poursuite contre des augmentations de prix. Deux : une promesse de télévision indépendante de l'ENTV et de son sinistre. Trois : des promesses de réformes politiques par poste restante et «appels en absence» auprès de la commission Bensalah. Quatre : une levée de l'état d'urgence dans la tête mais pas dans la rue. Cinq : Rien de concret. Pendant que des «arabes» meurent, tuent, se font tuer, se font torturer, subissent et crient, chantent et se rassemblent, nous, pays de l'exception, avons encore le même président, les mêmes ministres, les mêmes partis uniques, la même télévision de propagande, les même discours, les mêmes interdictions de marcher dans son propre pays si on n'a pas l'autorisation de ses propriétaires. Rien n'a changé en réalité. En chanson, cela a un nom «Paroles, paroles ». La raison ? Officiellement, il faut du temps. Question : pourquoi a-t-ton pu amender une constitution en quinze jours pour permettre un 3ème mandat pour Bouteflika et met-on dix mois à nous cuire à petit feu des réformes ? Parce qu'on nous prend pour des cheveux sur la tête du chauve. La vérité est là, immense, palpable comme un mur d'enceinte, évidente comme l'immatriculation d'un Boeing, visible sous tous les angles, à partir d'Alger ou du Hoggar : le régime ne veut pas changer, lâcher, partir, donner, transmettre, partager ou comprendre. Ce que cherche le régime, c'est gagner du temps en vendant du vent. L'Algérie a fait sa révolution en Octobre 88 ? « Mon œil » aurait répondu Benbrik le Tunisien, avec son franc-parler légendaire. Si cela était vrai, vingt ans après Octobre 88, on aurait pu fêter octobre 88 sans se faire encercler par les flics.

La Révolution d'octobre a duré une semaine. La contre-révolution contre Octobre dure depuis vingt ans.

On peut parler, analyser, soliloquer ou invoquer l'Algérie comme une exception, cela reste une arnaque : on est comme les autres pays « arabes » coincés entre la chaussure du maître et la matraque de son valet. On n'a pas la démocratie et on n'a pas la liberté et on n'a pas le droit d'avoir l'Etat que l'on veut. Ce pays a été partagé entre islamistes (groupes armés, journaux armés, prédicateurs armés, maçons de la plus grande mosquée d'Afrique avec béton armé, barbichettes et repentis mal désarmés) et leurs adversaires (partis uniques, syndicats uniques, télévision unique, choix du président unique). Arrêtons donc de nous raconter des histoires et de nous prendre pour une anomalie élégante de cette époque : octobre est à refaire, novembre est à refaire, tous les autres mois et années de la vie nationale sont à refaire. Avec le sang, la marche, la protestation ou la résistance. Pour être un grand pays, libre et riche, il y a une facture à payer et cela ne se paye pas par facilité. Cela fait vingt ans que cela dure et cela fait dix mois que l'on nous prend pour des intestins. Choisissons : qu'on se dise pour une fois la cruelle vérité : on est dans une dictature. On l'accepte ou on le refuse, mais qu'on ne se raconte pas des histoires de dentelles et de nuances. La liberté est connue, définissable, claire comme l'œil, vérifiable à chaque moment. Son contraire l'est aussi. A force de nous raconter l'histoire du grand peuple qui a chassé la France, nous avons fabriqué un doigt gigantesque, immense, plein et long et nous nous le foutons dans l'œil en pérorant sur notre « spécificité ». La spécificité d'un peuple est d'ailleurs facile à vérifier : a-t-il marché sur la lune ou pas ? Si c'est « non », tout ce que dit ce peuple est une berceuse. Hommage donc aux morts d'Octobre 88 : eux au moins, n'étaient pas dupes.