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Dalila Touat jugée à Mostaganem

par Kamel Daoud

La femme algérienne a fait la Révolution, puis le ménage, puis la vaisselle, puis des enfants, puis le parterre, puis la cuisine, le dîner, puis le café du matin, puis quelques élections, puis son permis de conduire, puis les courses et, enfin, elle fera de la prison. C'est le sort d'une jeune Algérienne du nom de Dalila Touat à Mostaganem. Chômeuse, elle a manifesté contre son sort de chômeuse, a distribué des tracts, a été arrêtée et inculpée pour tentative de révolution, 56 ans après la révolution. Parfois donc, il faut dire les choses simplement, sans détour par le style ou l'image plaisante : c'est une honte. Personne n'est au-dessus de la Loi quand c'est une loi pas un grillage. Le seul tort de Dalila Touat est qu'elle est seule. Avec dix ou cent ou dix mille autres chômeurs, on lui aurait parlé autrement, on l'aurait reçue pour lui promettre un pipeline et beaucoup d'argent. Car la liberté est un rapport de force en Algérie : nombreux et solidaires, les gens sont libres ou peuvent garder le peu de liberté qu'ils ont. Solitaires et non solidaires, les gens peuvent perdre leur liberté, aller en prison et se faire traîner devant les tribunaux. C'est donc ça la loi, la vraie, pas l'autre. Parce que si l'on reprend l'histoire par le début, il y a perte de temps : des martyrs sont morts, les colons ont été chassés, Dalila Touat est née, elle a été éduquée, elle a fait son école dans un pays qui a dépensé de l'argent pour elle et, des années après, elle sera mise en prison. Conclusion ? Il ne fallait pas prendre un si long détour pour rien : il ne fallait pas chasser les colons mais mettre Dalila et les gens comme elle en prison, dès le début, sans perte de temps, ni d'argent, ni sacrifices de vie. Et puisque cela est absurde, cette femme a le droit, dans un pays libre, d'être libre et de marcher, manifester et distribuer des tracts pour dénoncer sa propre condition. Le Pouvoir distribue lui aussi des tracts, chaque jour, à 20 heures pile, par l'ENTV.

 Il s'agit de donner du travail à Dalila et pas au procureur qui l'inculpe, au juge qui va la juger demain ni aux policiers qui l'ont arrêtée.

 Dans le cas de cette femme, il y a une sorte de limite intime qui a été dépassée, un symbole qui vient de se réveiller, l'atteinte sourde à un respect profond. On ressent le malaise et la bêtise. On sait que la justice est aveugle, mais l'Algérie a des yeux. Elle voit, regarde, juge, ne se laisse pas tromper par les textes et les robes. L'Algérie juge elle aussi et condamne, et inculpe. Et elle sait qui sont les vrais coupables. Quand des hommes manifestent, on parle d'émeutes. Quand une femme les rejoint, cela devient la Révolution. Quand des harraga prennent la chaloupe, cela s'appelle une aventure. Quand une femme est parmi eux, c'est un peuple qui s'enfuit. Quand on en arrive à mettre les femmes dans les prisons parce qu'elles manifestent, cela veut dire, paradoxalement, que dans le pays, il n'y a plus d'hommes. Peut-être.