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Le grillage à la place de l'état d'urgence

par Kamel Daoud

T out le monde le pense : avec la dernière marche réussie des étudiants à Alger, un sursis vient d'expirer. Celui accordé par les Algériens au Régime actuel. Ce dernier, confiant dans sa confiance éternelle, a cru que le vent panarabe de la Révolution ne le concernait pas, que la menace a expiré que, à cause de la faible mobilisation derrière la Coordination pour le changement et la Démocratie, les Algériens n'étaient pas tentés par la Révolution. Erreur : «La mèche n'était pas la bonne mais cela ne veut pas dire que la bombe n'existe pas» a résumé, avec brio, un prof d'université. Le règne de Bouteflika a donc usé cette dernière chance qui lui a été donnée depuis les émeutes dites de l'huile et la fuite de Benali le voisin et semble avoir épuisé les méthodes de la Contre-Révolution avant même la Révolution.

Depuis trois mois Bouteflika n'a rien dit, parle à peine, fréquente un autre pays mental que celui de tous, se débat dans un univers extraterrestre et hésite tellement qu'il a fini par lasser les siens. Au plus proche du centre de la décision, l'analyse est unanime : l'homme a fait trop le vide autour de sa personne, ne gouverne pas et ne sait pas quoi faire malgré les apparences. Un temps précieux a été dépensé en atermoiements là où il fallait oser des décisions «historiques», fortes, limoger des poids morts, rajeunir la façade et démocratiser la vie nationale. Aujourd'hui donc, il semble que ce temps est épuisé. Sur les visages des milliers d'étudiants d'avant-hier à Alger, on voyait quelque chose d'autre que l'habituelle lassitude ou colère du mal payé : une exaltation au pressentiment d'un temps nouveau. Ils étaient des milliers face à des policiers mobilisés à Alger depuis des mois, lassés, sans raisons et fatigués de servir de solution à la place de la solution politique. C'est dire qu'il y a quelque chose de profond qui a changé : la démission a changé de camp. On y est presque tenté par le rire au souvenir des jeux de suffisance développés ces derniers jours par Ouyahia et cette arrogance d'une sorte de Pouvoir confiant que l'Algérie est une exception.

 Rien n'illustre cependant, au mieux, le manque de vision du Pouvoir et son manque d'idées qu'un dernier exemple à Alger même : l'une des places publiques les plus connues, celle des Martyrs, vient d'être totalement «encagée» par un long grillage l'interdisant aux manifestations. Une sorte de mur de la honte, de ligne Morrice, de solution par l'apartheid qui laisse pantois : on en est arrivé donc à cette limite de la bêtise ? Qu'est-ce qu'un Etat qui en arrive à du barbelé pour interdire les marches et verrouiller les places publiques ? Que penser de cette politique du fil de fer et du grillage ? Une misère. Mobiliser des milliers de policiers à Alger pendant des mois est une position de défense intenable. Grillager les places publiques est ridicule sauf si on veut enrichir un importateur de fil de fer. Se débarrasser de ce peuple est encore plus impensable. Nous pousser tous à la mer est un fantasme. Croire que les puissances étrangères sont des amis tant que le pétrole coule est une illusion. Vouloir remonter au temps de Boumediene est une farce tragique. Croire que l'Algérie se trouve au Japon donc loin de Place Tahrir est une mascarade. Rester assis dans un palais à discuter avec son propre frère est une perte de temps. Inaugurer un robinet et offrir un bus gratuit est ridicule quand l'histoire universelle frappe à la porte. Un sursis vient d'expirer et il ne s'agit pas seulement de faire dégager un homme et les siens mais de sauver un pays.