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On peut interdire une marche mais pas une révolution

par El Yazid Dib

Il semblerait que mettre un pas devant un autre soit une menace cuisinée sur l'asphalte des boulevards et des placettes. Cette action physique, tout à fait naturelle car indispensable, gênerait énormément les propriétaires de la quiétude civile. Pourtant, elle se fait sans bruit. Parfois avec de légers coups d'affronts à peine audibles. Juste un pas devant un autre et la procession continue. Elle se fait, cette marche, vers soi, vers l'ailleurs ou vers Ettantaoui (pour garder l'esprit de la chronique de mon confrère, titulaire de cet espace). Pourquoi pas ? Ah, c'est interdit ! Il faudrait une permission ? Alors le déplacement pourrait se faire en bus, en charrette et en groupe. Pourvu qu'il n'y ait pas ce pas qui devance itérativement l'autre. La randonnée pédestre et urbaine. A trop vouloir empêcher les pieds de se mouvoir dans une cadence millimétrée, loin d'un footing matinal, l'on arrivera un jour à geler tout un peuple. L'estropier, des pieds, après l'avoir fait de la langue. Ainsi ne vaudrait-il pas mieux ôter les rues, les ruelles, les avenues et les esplanades et n'offrir en lieu et place que des bosquets, des haies et des orties. L'empêchement serait de ce fait, comme la marche, tout à fait naturel.

 L'embuche sur un cheminement quelconque dissuade plus d'un. L'investissement à créer un goudron lacrymogène peut paraître une activité d'insertion des vieux artisans politiques. Des pavés puants et nauséabonds disperseront les plus durs regroupements de museaux. Au lieu d'un agent d'ordre, plantez un arbre, au lieu d'un fourgon cellulaire, érigez une pelouse surplombée d'un écriteau «Défense de marcher». Ne laisser, pour la mouvance des corps, qu'une infime partie de l'autorail. Cet engin, contrairement à son conducteur, a le droit de marcher, enfin de rouler tout en amenant dans son ventre des marcheurs assis.

 Confortablement mais agitant les pieds en faisant la marche synchronisée sur place. D'où l'intérêt de dire que l'intention de marcher se cogite déjà dans la tête, avant que l'ordre ne soit émis aux membres inférieurs chargés de l'exécuter. Et là, comme il est impossible de refuser à quelqu'un de penser, il est aussi impossible d'interdire à quiconque d'avoir l'idée de marcher. On peut donc interdire une marche mais pas une révolution. Voilà ce qui est dit. Révolution par la marche. Une trouvaille typiquement arabe et bédouine. La marche fait ainsi peur aux pires régimes des provinces arabiques et sultanesques. Ceux qui confondent peuple et cheptel. Insurgés et zenga zenga. Haricots et lentilles. Elle commence à s'exporter sous un bon label. Une marque déposée chez les fleuristes de l'avenue Bourguiba. «Dégage !» est devenu un slogan engagé qui n'engage toujours pas facilement celui à qui il est destiné. Seulement, après deux ou trois marches, quatre ou cinq sit-in, six ou sept victimes, huit ou neuf déclarations des USA et de l'UE, le bon à enlever et le billet de partance sont validés. L'histoire a éternellement donné raison au peuple et rarement à un homme ou un groupe d'hommes. Car un homme se trompe, un peuple jamais.