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Réunion des Pharaons près de la mer Rouge

par Kamel Daoud

Depuis hier, les Pharaons des Etats arabes sont réunis au bord de la mer Rouge, en Egypte, pour traverser les flots à la poursuite de Bouazizi et des siens. Poème inaugural : à quoi sert un pays «arabe» aujourd'hui ? Autrefois, il servait à l'attendre, se battre pour lui, en rêver, y habiter ou y retrouver les siens et en chasser les colons. Cinquante ans après, tous sont unanimes à le dire : un pays arabe, cela sert à ce que les «Arabes» restent chez eux, à y pomper des pétroles ou à y regarder des gens mourir, crever, s'ennuyer, se surveiller et se faire frapper. Les libérateurs se sont proclamés héritiers puis prophètes du développement pour tous, puis dictateurs stabilisateurs, lutteurs anti-islamistes, surveillants des flux migratoires et présidents à vie dans des pays sans vie et sans saveur. Et quand, à peine un demi-siècle après les vivats de l'indépendance, des gens en arrivent à se brûler parce qu'ils ne peuvent ni changer leur pays, ni le quitter, ni le manger, ni l'aimer, on a tous conclu à la nécessité d'avoir une autre réponse à la question : est-il nécessaire d'avoir un pays ? Les réponses sont donc là : certains disent non et veulent remplacer le pays par la oumma, l'entreprise par la mosquée et enjamber la terre au nom du ciel, la femme au nom du diable ou l'humanité au nom de la vérité. D'autres disent non : mon pays c'est là où je peux arriver en allant tout droit vers le nord, par chaloupes, fax, clics ou visas. Le pays c'est là où la chamelle s'épuise et se transforme en racines, selon le film d'Errissala. Pour d'autres ? Le pays est ce que l'on a connu avant et avant l'avant.

 A l'époque où on croyait qu'on allait avoir un pays parce qu'on y vivait déjà. D'autres disent non avec les yeux, regards baissés : cela ne sert à rien de demander un pays quand on ne peut pas en avoir au moins un morceau ou le périmètre d'une chaussure. La solution est donc de fermer sa porte, s'en aller sans fin chez soi et subir la vie comme un mauvais voisin qui tourne autour du soleil. D'autres vivent aussi le pays comme un pays par défaut : quand on arrive à n'arriver nulle part, le pays c'est l'endroit où on est coincé.

 D'ailleurs, dans un monde mondialisé, le pays c'est le salaire, l'emploi : là où on encaisse sa paie, on peut proclamer sa nationalité. Est-ce fini ? Non : pour les peuples «arabes», le pays est reconnaissable par le vide qu'il laisse dans la poitrine après qu'il se soit fait voler. On ressent le pays par son manque, sa possibilité, son interdiction d'avoir un pays dans son propre pays. Les dictateurs arabes le disent d'ailleurs et souvent: un pays c'est trop sérieux pour qu'il soit habité par son peuple et trop rare pour qu'on le donne aux siens. Que faire alors ? Si on brûle le pays, il n'existe plus. Si on l'attend sans bouger, il ne viendra jamais. Si on y va malgré les polices, on risque de mourir avant de l'avoir touché. Si on se contente de le regarder, on souffre de ce qu'il ne vous regarde même pas. Si on le dénigre sans cesse, on finit par s'insulter soi-même. Si on ne le reprend pas aux quarante voleurs, on en crève à la longue, de tristesse et de dépossession. Si on s'y fait exploser, on l'émiette encore plus. Si on s'y met du côté des voleurs, on finit par marcher sur le corps de sa propre mère. Arrêtons donc et revenons à l'essentiel : est-il utile d'avoir un pays quand on ne l'a pas et qu'on ne l'a jamais eu et qu'on s'est toujours vu refuser de lui caresser l'encolure ? Oui. C'est d'instinct : même quand on n'a pas de pays, on a toujours le souvenir de celui qu'on a perdu. Et même quand on ne veut pas avoir un pays, on habite le pays de son refus.