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La maladie d'Errissala ou El Akkad mangé par ses enfants

par Kamel Daoud

C'est une conclusion brutale : les feuilletons religieux ont inventé une partie de l'islamisme, l'islamisme réinvente aujourd'hui les feuilletons religieux qui nous réinventent à leur tour les conflits d'autrefois. Un jour, juste après une quelconque diffusion en fausse barbe, chevaux loués et épées fantoches, vous verrez sortir dans les rues les fitna d'autrefois, les massacres de chiites par les sunnites, ou vice versa, ou la révolte des kharijites, celle des druzes ou celle des talibistes qui n'existent pas. Depuis les premiers succès avec «Jamal Eddine El Afghani» et son large audimat des années 80, on n'a pas encore mesuré l'impact de ce genre de cinéma sur les opinions et les émotions des générations d'islamistes qui en ont suivi. On préfère accrocher la paternité de l'islamisme à la pauvreté, la manipulation, les échecs des nationalismes mais on oublie aussi qu'il a une esthétique, un «corps», une gestuelle, des signes et des modes vestimentaires que se sont très largement inspirés de barbollywood qui fait mode depuis trois décennies. Etrange destin de ce genre de productions, le précurseur de la catégorie, Moustapha Akkad, le Père du Film ««Errissala» qui donnera voix au mythe et des corps à la légende de la fondation, sera assassiné? par des islamistes, dans un attentat qui visait le mariage de sa fille dans un hôtel à amman. Ces mêmes islamistes qui peut-être, qui surement, ont vu son film, s'en inspirèrent et en connurent l'émotion vive. Akkad sera tué, lui et sa fille, lors du mariage de celle-ci, par les petits-fils d'Errissala qui croient que ce film n'est pas un film.

Ce lien de paternité entre les fils de Ben Laden, les islamismes en armes, l'utopie islamiste et sa mythologie et les feuilletons religieux est à étudier au plus vite et profondément. Non pour y prendre le prétexte d'une censure inédite mais pour mieux comprendre cette mythologie en acte. C'est d'autant plus urgent que, aujourd'hui, par un effet de prolongation, ces feuilletons réintroduisent dans le champ de leurs audimats, même les conflits dits dormants d' autrefois, les hérésies en sursis, les guerres de rites et de sens, les polémiques sur les fondateurs de courants qui remontent aux premiers siècles de l'Islam et ses guerres de succession. En témoignent les réactions de plus en plus dures de certaines autorités religieuses ou de certains courants forts au traitement consacré à tel ou tel pan de l'histoire de l'empire d'autrefois ou à des personnages de l'histoire commune. Ces feuilletons ont désormais leur clergé, leur nœud juteux entre profits et idéologies de masse, leurs fervents et leurs détracteurs, leur saison haute (le ramadhan) et leurs enjeux : des Etats s'y engouffrent avec de gros moyens pour y vendre leur orthodoxie comme l'Iran, d'autres les choisissent pour répondre et d'autres pour gagner de l'argent et des opinions. C'est la nouvelle répartition des tâches pour les islamistes de tous bords : les «Services» les manipulent, les Chinois leur fabriquent les tapis de prière et les parfums, les feuilletons les inspirent pour tuer ou s'habiller. Sauf que ces feuilletons touchent plus grand que de simples adeptes de l'utopie médinoise : ils touchent le présent par un passé «selon soi», atteignent à l'histoire par le mythe et conditionnent des émotions collectives au point d'exclure du champ de la réflexion des patrimoines entiers au nom de l'interdit ou du consensus sur la sacralisation ou pour éviter le débat par peur de la polémique. Ceci sans parler d'autres maux. Ce n'est que du cinéma certes, mais les morts y sont vrais comme en témoigneront longtemps le cadavre d'El Akkad et des siens. Dans un étrange mal de l'être, toute ressemblance avec des personnes, des faits et des évènements y est pure loi du vrai. D'où le meurtre ou la perte du sens. A suivre. Le débat, pas le feuilleton du moment.