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Peut-on menotter un pipe-line?

par Kamel Daoud

Autrefois, on pouvait écrire un papier d'analyse fast-food sur l'Algérie avec trois ou quatre dominos : les « Services », le cabinet noir, les généraux, la lutte des clans, le régionalisme et le contrôle de la rente pétrolière. Dans l'ordre ou dans le désordre, on pouvait mettre les pièces en série et observer l'effet dominos supposé. La grille était commode, l'analyse facile, le tic-tac évident. Aux yeux de nous-mêmes vu de dehors ou aux yeux des autres, surtout les Occidentaux, l'Algérie était et est un pays africain mais de nature plus complexe. Une sorte de république bananière avec des bananes mécaniques de second degré. Mais aujourd'hui ? Aujourd'hui les bananes sont devenues encore plus complexes génétiquement. Un journaliste assis ne peut plus gagner son pain facilement en observant ce pays : les généraux meurent et écrivent plus qu'ils ne commandent par exemple. Dans l'affaire Sonatrach par exemple, on ne sait plus quoi croire. Logiquement, selon notre tradition, il doit y avoir lutte de clans, course à la rente ou n'importe quoi qui soit dans nos traditions. Il est impossible aux yeux de tout Algérien que le patron de la boîte patronne du pays « tombe » ainsi, lui, ses fils, ses proches et ses collaborateurs. Et c'est encore pire lorsqu'on nous dit que c'est un simple juge qui l'a décidé et que c'est le DRS qui a mené l'enquête. C'est dire que rien ne va plus dans l'univers national et son casting. Habituellement le président de la République est un Dey impuissant désigné, les patrons de Sonatrach sont intouchables ou du moins, jamais touchés en public et à trois mois d'une rencontre internationale à Oran, et un juge ne met pas un pipe-line sous contrôle judiciaire et on ne le rend pas public dans les journaux aussi rapidement. Habituellement on entend distinctement le cliquetis des dominos et on suppose le pouce qui donne le coup de pouce quelque part à Alger, mais là, rien. Pas un seul indice, ni une seule rumeur algéroise. Cela fait même des mois que l'on nous répète que « les services » (avec clin d'oeil et italique) ne sont pas d'accord avec le président de la RADP ni avec Zerhouni qui n'est pas d'accord avec Tounsi qui n'est pas d'accord avec le reste et voilà que l'on nous sert aujourd'hui chaque matin, dans la banalité du fait divers, une grosse arrestation toutes les 48 heures et avec cette ligne, discrète et humble, du « c'est le DRS ou le CTRI qui, après une longue enquête ont... ». C'est dire que le mauvais peuple que nous sommes est vraiment désemparé. Qui est devenu tellement puissant qu'il peut faire tomber un SG de ministère et le patron de Sonatrach ? S'agit-il d'une seule personne qui a deux mains, ou de deux personnes qui se servent d'une seule main (bras) ? Un Algérien ne peut regarder un évènement dans son pays sans y mettre à la fin un point d'interrogation et se mettre à murmurer des choses murmurées. Dans l'affaire Sonatrach, celle de l'autoroute Est-Ouest ou celle de quelques barons locaux de la Douane ou de l'UGTA, nous sommes désemparés, vraiment : nous exigeons un retour à la norme : nous voulons les « Services », le cabinet noir, les généraux, la lutte des clans, le régionalisme et le contrôle de la rente pétrolière, et chacun dans son rôle habituel.