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Un dangereux livre armé de synonymes recherché à Alger

par Kamel Daoud

Elle devient ridicule cette histoire de lutte policière contre un (01) livre avec les librairies de la capitale ratissées par des policiers et des libraires convoqués dans les commissariats. On s'imagine la dégringolade couscoussière d'un régime qui a su tenir tête à la plus grosse révolte populiste par islamisme interposé et qui en arrive aujourd'hui à pourchasser un livre et son auteur, et à lancer la police, qui a mieux à faire, pour ratisser les librairies. En terme d'image internationale, nous en sommes à la phase du ridicule en métastase. Du coup, on se retrouve avec une kyrielle de questions qui s'alignent sur le fil des poteaux qui relient l'oreille droite à la gauche: pourquoi ce livre agace-t-il tant au point où le Pouvoir se comporte comme un Roi susceptible et risible ? Car la question mérite d'être posée même si on n'a pas lu «Poutakhine» que tout le monde cherche dans les libraires d'Alger, flics et lecteurs. Car l'enjeu n'est pas cette histoire, mais une autre histoire: si on répète depuis quelques années que le Pouvoir ne peut pas être ébranlé par des mots, des éditos, des chroniques et des journaux, pourquoi réagit-il comme un Pharaon à la poursuite du bébé indésirable qui lui prédira sa fin dans la mer rouge ? Si les écrivains et les intellectuels pèsent si peu, pourquoi cette mascarade policière au moment du «Roi livre», slogan du Salon international du livre Alger ? Si le peuple lit peu et si le Pouvoir ne lit pas, pourquoi faire autant de bruit autour d'un roman qui parle de harraga ? Si on peut écrire tout ce que l'on veut sans ébranler l'orteil de la trinité nationale (peuple-régime-pétrole), pourquoi un journal intime imaginaire est traité comme un groupe armé de synonymes ?

 Trois pistes: soit on en veut à l'auteur, personnellement, au point de vouloir le tuer symboliquement. Soit, contrairement à ce que l'on dit, et l'auteur de «archéologie du chaos amoureux» avait raison, il faut prendre la rue par les mots et créer des maquis d'art capables de renverser la dictature dans ses souliers. Soit le régime s'ennuie et est en colère au point de chasser les livres et inculper de hautes trahisons les miroirs bavards qui lui renvoient la mauvaise image de sa splendeur supposée. Rêvassons donc sur le premier scénario: les livres sont réellement dangereux et le régime ne faisait semblant de les ignorer que pour que le peuple lise de moins en moins. Ah le bel univers enfin intellectuel après des décennies d'alimentation générale ! La littérature enfin subversive capable de prendre le mot aux mots et de changer les choses en actes. Des livres qu'on peut s'échanger sous le manteau, qu'on doit photocopier par militantisme et distribuer par engagement et aimer par rébellion.

 Une quatrième piste est encore plus farfelue cependant: celle d'un Pouvoir qui n'a pas mieux trouvé comme politique pour promouvoir le livre que de le pourchasser. Sachant les Algériens friands de l'interdit, il en a fabriqué un et le rend public, outrageusement. Peuplades méfiantes et soupçonneuses, les Algériens vont se remettre alors à lire ce que ce Pouvoir veut censurer. Du coup, le livre se vend, les lecteurs deviennent plus nombreux que les assis et l'Algérie devient une civilisation possible. Une belle histoire digne d'un roman de fiction qui sera censuré. Et ainsi de suite. Une bibliothèque borgésienne fondée sur un interdit infini et un Auteur à la complicité insondable.