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Le pays T'chekoupi et sa gravité

par Kamel Daoud

Il y a l'Utopie, il y a l'Uchronie et il y a le T'chekoupi. Un mot algérien pour désigner un univers né du croisement d'un jeu de dés et d'un piège à rats.

L'Utopie, depuis les rêves grecs, le fantasme d'El Farabi ou la cité d'Augustin le Saint, est le pays sans lieu, ni géographie. Le pays qui descend du ciel mais n'arrive jamais à terre. Le but du voyage sans bout. Le rêve de la raison sans rivale.

L'Uchronie est le pays sans temps ou hors du Temps. Le pays connu du « Il était une fois... », le lieu virtuel du delta X mathématique, l'endroit des couples amoureux qui deviennent éternels et des poèmes qui ne peuvent plus toucher le sol tellement ils sont beaux. C'est le monde décalé des archétypes, des éternels platoniciens, des Chiffres absolus, le monde de « l'en soi », des noumènes de Kant.

Le T'chekoupi est un pays sans les deux (Sans la géographie et sans le Temps), mais qui existe quand même. Pour être clair, c'est le pays perpendiculaire et parallèle où vit désormais Khalifa Abdelmoumène. Car, Khalifa n'est plus à Londres et n'y sera plus jamais, selon de succulentes rumeurs. Même rapatrié en Algérie, ce ne sera jamais lui, mais une doublure affligeante repêchée en mer, et payée pour grimacer lors de l'extradition supposée réelle. Le pays de T'chekoupi est même vaste et très miséricordieux pour les gens comme Khalifa. Des gens l'y attendent, d'autres lui y rendront visite dans peu de temps. T'chekoupi accueille comme le Paradis, toujours vaste pour ceux qui ont perdu la vie en espérant gagner le droit d'être éternisé comme un arôme. On y retrouve Rafik, mais aussi Boumâarafi, Boulemia le tueur de Hachani, quelques ex-directeurs de banque des années 90, l'avion qui a rapatrié Nezzar à l'époque de sa fuite de France vers l'Algérie, le tueur de Melici, des ministre liquidés par Boumediene, l'empoisonneur supposé de Boumedienne lui-même et l'assassin de Hasni et de Mâatoub, et encore le Colombien Zendjabil et quelques Emirs de l'AIS. Un pays VIP avec l'immunité et l'impossibilité pour la Justice et la Vérité d'y entrer et de demander leurs noms aux habitants choisis de ce lieu.

T'chekoupi existe même s'il est indétectable. Tout le monde en ressent l'ombre glissante sur les sols quand il s'interpose entre nous et le soleil. Il ressemble un peu à l'île volante de Oliver Swift et de Mayasaki le visionneur japonais. C'est un peu Alâm El Mithal des mystiques perses, un peu la banque suisse des ex-dictateurs, un peu les Caraïbes pour les gens gênants. Car, sans l'utopie, l'histoire n'a pas de sens et sans le pays de T'chekoupi, rien n'expliquera pourquoi on n'a jamais vu Boumâarafi, par exemple, depuis son procès. C'est là qu'il vit, encore derrière un rideau auquel nous tournons tous le dos imprudemment.

Dans le pays de T'chekoupi, la gravité est nulle, même si les actes commis sont très graves, tout est gratuit comme une figue mûre qui tombe dans la bouche d'un passant, il n'y a plus de dossiers mais seulement des chaises longues, les cartes d'identité sont toutes neuves, les bouches sont cousues. On n'y fait rien d'autre que d'oublier lentement en se faisant oublier. Tout le monde y est invisible, car le pays de T'chekoupi est invisible. C'est son trait de génie : être en même temps perpendiculaire mais ne jamais croiser personne. Mami a failli y entrer sur recommandations mais, en dernière minute, les Français l'ont réclamé.

La seule dynamique de groupe des gens qui vivent dans ce pays gratuit, c'est la moquerie. On s'y moque de nous les Algériens comme pas possible : on y rit parfois si longuement et si haut qu'on se sent, en bas, chez nous, les réels au forfait, comme les singes de la Chiffa, mais en plus nombreux.

L'utopie explique l'Histoire.

L'uchronie explique les contes et le reste des histoires.

T'chekoupi explique l'Algérie, l'impunité, la complicité et tout ce qui commence par un meurtre ou un hold-up et se termine par un thé.