Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Peut-on atteindre Tel Aviv avec des jets de chaussures?

par Kamel Daoud

A la deuxième semaine de massacres à Ghaza, on massacre. En Algérie, l'impuissance, l'interdiction des marches et El Jazeera ont déjà créé une rumeur : celle de la fin imminente du monde, « El Fanaa ». Une sorte de messianisme populaire en fait déjà le commentaire dans les cafés, et ce n'est pas une plaisanterie. Tout y est pour déclencher le mythe de la revanche messianique : le juif qui nous tue, la religion qui nous ravive, Hajouj et Majouj qui nous fabriquent nos autoroutes et nous colonisent avec le sourire, l'élection d'Obama et le martyre ininterrompu de Ben Laden et fils. C'est peut-être absurde et ridicule, mais cela permet de mesurer à quel point nous avons basculé, en foules, dans le phantasme faute de pouvoir nous amarrer au réel. Avec l'équation d'un mort israélien contre 100 palestiniens, il ne nous reste alors que ce confort immense de l'émotion, religieuse ou pas, qui ne veut tirer aucune leçon de sa propre histoire, mais seulement rêver de son beau épilogue passif. Qu'est-ce qui ne fonctionne pas dans notre histoire ? Pourquoi la ruine de l'Occident, le siècle dernier, lui a servi à se construire un capital de relance là où la pendaison de Saddam, l'invasion de l'Irak et le massacre de Qana ne nous servent qu'à multiplier les cris et à brûler les drapeaux de nos ennemis ? D'où nous vient cette impuissance à transformer l'histoire, la nôtre, en réflexion sur notre sort ? Pourquoi à chaque fois que l'on nous tue, nous refluons en groupe vers l'attente de la fin du monde, le hurlement, l'hystérie et l'amertume ? Aujourd'hui encore, acteurs sous-payés de CNN et d'El Jazeera, nous en sommes encore à nous rassembler pour un embarquement illusoire vers le cosmos ? « C'est la grande victoire des Occidentaux sur nous : nous n'avons plus que l'émotion inutile pour meubler notre univers. Nous ne savons plus faire de la politique, la réfléchir, penser à nos actes et ce que l'on peut faire », expliquera un universitaire au chroniqueur. Et ce fut la brusque révélation : c'est vrai. Il ne nous reste ni partis, ni associations, ni cerveau, ni Etat, ni nationalismes valables ni rationalité pour faire la part des choses entre le réel et le rouge à lèvres. Seulement l'émotion, entre des régimes terrifiés par le désordre au point de faire passer l'annulation des matchs de football pour un acte de solidarité avec la Palestine, des islamistes qui veulent faire la guerre avec des « Allah Ouakbar » en boucle et la futile conviction qu'on peut faire déguerpir l'Occident de chez nous en le lapidant avec nos chaussures importées. Le débat sur ce qui nous a menés à notre misère présente, nous, nos pays et nos ancêtres, n'a pas encore d'audience. Personne ne semble en vouloir. Tout le monde veut hurler plus que tout le monde.