Quand on me
parle des poètes, j'aime bien souvent me référer à l'exemple du papillon. Un
randonneur solitaire qui virevolte admirablement ses ailes et se déplace
au-dessus des haies et des ruisseaux, d'une rose à une autre, d'une prairie à
une pépinière, d'un jardin à un verger, poussé par cette invincible envie de se
libérer de son cocon, sa chrysalide. Ce faisant, il prospecte l'essaim des
rêves, se faufile entre les vapeurs matinales de la flore, nage en bohème dans
les senteurs printanières des buissons, avale les odeurs des feuilles du
lierre, saisit les frissons des choses qui s'enfuient, se délasse dans un bol
de brises, de vent et de joie, peuplant sa solitude dans ces mystérieuses
ivresses de la nature. J'aime le papillon, non seulement pour sa ressemblance
au poète mais parce qu'il a aussi le goût de la curiosité, une âme errante qui
cherche au travers d'acrobaties géométriques une langue, un parcours, un moule,
une identité, un corps dans la multitude et le grand ensemble, qui s'entraîne à
la magie du mouvement, la sensualité, la passion du voyage, du large, du
mobile, du multiple. Un papillon est, en quelque sorte, le locataire de la
terre des espérances qui déteste la fixité, le domicile. Un nomade volontaire
qui parcourt comme les oiseaux migrateurs des étendues vertes et sans
frontières, qui régénère sur son passage une espèce d'énergie fraîche, qui
grise de plus en plus d'enthousiasme sous l'œil brûlant du soleil, qui fait
peur à la fois par sa douceur, sa souplesse, sa fragilité, sa légèreté au vide,
la mélancolie, la tristesse. Peut-on imaginer alors un printemps sans papillons
? Sans toutes ces ailes cocardes, pourpres et colorées qui tracent dans leur
succession des cercles, des carrés, des rectangles, des losanges, des trapèzes,
etc.? Peut-on croire au rêve sans beauté, sans
mobilité ? Impossible, du moins d'un point de vue esthétique!
Un jour, un de mes amis, le plus doux rêveur qui m'a été donné de rencontrer à
l'étranger, m'a superbement résumé dans cette saisissante métaphore tibétaine
«volez par vos ailes mais faites bien attention à vos racines» ; ce qui lie, en
vérité, les ailes aux racines et vice versa. Il m'a expliqué, si je me rappelle
bien, que c'est uniquement dans leur convergence que se situe la force d'un
homme quelconque, «son centre de gravité», précise-t-il avec humour. Autrement
dit, ces ailes (le désir ou la volonté qui gagne à un moment donné chacun de
nous, le poussant à construire des routes et des passerelles vers l'autre),
alimentent par leur carburant les racines (l'identité au sens large du terme),
lesquelles ne veulent guère abandonner leur terreau originel. Celles-ci
restent, quoiqu'on en pense, le véritable capital que possède l'homme
puisqu'elles l'attirent vers elles, le sauvent de l'échec et le soutiennent
quand ses ailes se lâchent, se brisent ou faiblissent. Après tout, la terre
n'est-elle pas, somme toute, cet éternel point d'ancrage par le biais duquel il
est possible de semer les rêves, les arroser, les nourrir, les accompagner dans
leur croissance, les dorloter, les bercer, les protéger, en leur permettant de
glisser facilement dans l'espace sédentaire de la vie ? Dans cette plaine
prolifère où peuvent paître le souffle, le mirage et l'inspiration poétiques ?
Le prix Nobel J.M.G Le Clézio aurait déclaré dans
l'un de ses entretiens par exemple que c'est en marchant dans la rue ou en
voyageant à bord d'un avion qu'il s'inspire à foison. C'est dire combien le
rapport du poète ou de l'écrivain à la terre et au ciel (sans exclure, bien
sûr, la mer comme troisième dimension non traitée en ce papier) contribue
amplement à mûrir son processus créatif. Enfin, tel ce papillon qui ne se
rassasie jamais de humer les embruns de la liberté, le poète tient à la
stylistique et à la splendeur de sa langue comme un naufragé s'accroche à une
planche du salut. Une langue qui lui sert de toit, de foyer, pour paraphraser à
ma manière l'un des vers du Syrien Adonis. Son grand avantage est qu'il jouit,
comme l'aurait bien écrit Baudelaire, de cet incomparable privilège qu'il peut
être à sa guise lui-même et autrui. C'est-à-dire connaître, voire découvrir le
plaisir de l'altérité, frôler l'isthme de la sensibilité, révoquer la notion
des limites, transgresser les normes, les tabous, les genres, être au-dessus de
la mêlée, quoi !