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Médecins algériens : les Martyrs en rêvaient, l’Indépendance en tabasse

par Kamel DAOUD

Scène habituelle : un vendredi aux «urgences» du nouvel hôpital d’Oran, l’EHU, un gros vacarme. Des agents de sécurité qui séparent des personnes qui en sont venues aux poings, des cas urgents qui traînent en gémissant, des réceptionnistes débordés, du bruit, de la fausse fureur, des blessures et de vieilles femmes que l’on aide à chercher un médecin libre dans des box sales. La médecine gratuite en Algérie offre, souvent, ces scènes de laisser-aller, de «gratuité» des vies qui y viennent pour calmer leurs douleurs, de lenteurs qui provoquent les colères, de débordements : chacun s’y sent, dans son droit, chacun pense que son droit y a été piétiné. Les médecins, souvent des résidents, sont dépassés, n’assurent plus que les «urgences» justement. Le mouvement de grève dure depuis des jours et s’enfonce dans la routine de ce pays dont le seul rouage mobile est un pipe-line et un JT stalinien.

Il aura fallu les scènes de matraquage des médecins par des policiers pour que cette actualité revienne au-devant. Au CHU d’Alger, on verra alors du sang, des blouses blanches en blouses rouges et des policiers lâchés sur ces élites comme mus par une secrète envie de venger d’anciennes frustrations de classe. C’est que la scène est ancienne dans les us politiques : né plébéien, le Pouvoir devient agressif avec les classes moyennes, leur jalouse la «naissance» ou le «Savoir» ou le prestige, aime le populisme revanchard comme pour narguer l’élitisme urbain, continue sa bleuïte ancienne qui nous décapite, chaque décennie, pousse à l’exil étranger ou au désespoir local. Cela se reproduit, à chaque fois et sous mille formes : la matraque est plus dure sur la tête d’un médecin, avocat ou journaliste que sur le dos d’un hooligan des stades, un «repenti» ou un islamiste hirsute. La loi est celle du «pays du bras» et on ne respecte jamais que ce qui menace par le muscle ou le maquis, l’arme ou la bombe.

La vraie Joconde algérienne restera le sourire d’Ouyahia à Madani Mezrag, reçu comme personnalité nationale. Et on se souviendra que pour demander «plus» les policiers avaient marché à Alger, pris des trains, se sont rassemblés et ont même frappé de la godasse, sous le portail de la Présidence sans que personne n’ose rien dire sur la mutinerie tant le Palais tremblait du genou. Et personne de la haute hiérarchie de ce corps n’a démissionné, poussé par la honte ou le sentiment d’échec.

Revenons : En arriver à frapper jusqu’au sang des médecins, par des policiers est un scandale moral. On aura beau, sur les réseaux sociaux, philosopher sur l’égalité de tous devant la matraque, ce n’est pas la vérité. Il y a de l’ordre du symbole et du capital de Savoir dans cette affaire. Il y va des valeurs à nourrir et à transmettre. Dans cette affaire, dans cet excès, la matraque a, surtout, l’air d’une vengeance de classes et pas d’un souci d’ordre. Presque la jouissance d’un pouvoir à frapper l’intellectuel qui n’est ni servile, ni organique. La haine, ancienne chez nous, du lettré et que beaucoup ont vécu durant «le service national», dans des institutions, dans des administrations. On décode, aussi, la certitude de l’impunité chez le donneur d’ordres pour cette violence : le Chef sait que le peuple est «bref» dans ses prises de conscience, occupé par l’au-delà et dopé à la religiosité et aux médias mercenaires de populisme. Le Chef sait que le «bon peuple de l’hymne» ne réagira pas, ne trouvera rien à dire et va presque jouir de cette «mise à niveau» des têtes qui dépassent. Alors on frappe sans souci des conséquences. De toutes les façons, il y a, toujours, eu cette alliance entre «masse» et Régime, sur le dos des élites. Ferhat Abbas n’a jamais été président, Boumediene si. Et on sait de quelle culture se revendique le premier et quelle haine de la culture avait le second, dans son sang. Le premier avait un diplôme, le second avait le populisme.

Que va-t-il se passer ? C’est la question que la conscience du «bon peuple» refuse d’envisager. Les médecins formés en Algérie vont partir, de plus en plus, nombreux, en masse, en sang, en chaloupe. La matraque, le mandarinat des rentiers de la «Santé gratuite», la primauté de l’Administration sur la compétence, vont les pousser à s’en aller. Qui payera le prix ? Le «bon peuple» qui ne fait pas le lien entre sa colère quand il est mal reçu dans un hôpital public et la matraque qui frappe et pousse à l’exil le médecin qui le soigne. Car dans l’affaire, comme on le sait tous, le Régime ne perd rien : il maintient son autorité et quand il tombera malade il prendra l’avion.

On se chargera même, par médias, TV mercenaires et autres «idiots utiles» de prouver que ce sont les médecins qui ont frappé les policiers et que c’est indigne de refuser de faire le «service civil pour un pays qui vous a enseigné gratuitement». On feint d’oublier les revendications réelles des médecins, la demande d’une justice dans le service civil et de conditions de dignité pour l’exercice de la fonction. Le service civil aurait été un grand débat national si chaque ministre, à sa nomination, aurait été obligé d’exercer un an au Sud, dans les mêmes conditions, avant de rejoindre son ministère, à Alger. Ou chaque SG de la Sublime porte nationale, ou chaque conseiller à la présidence. On s’imagine cette démocratie tournante du service civil, pour chacun. Y compris un premier mandat de président de la République, logé à Ain Guezzam avant de revenir vers Alger. Cela aurait été équitable et aurait permis de réfléchir sur ce devoir national.

Mais ce n’est pas le cas. Le peuple est une boîte avec des cloisonnements : une partie est occupée à détruire les seins de la statue de Aïn Fouara, une autre à s’offrir en mariage de jouissance pour l’internationale islamiste, une partie soliloque sur le colonial comme explication définitive de nos misères, une autre songe à partir et une autre à nous manger jusqu’aux ancêtres, une partie alimente la guerre entre le Kamis et la chemise de nuit et une dernière cherche les traites chez les intellectuels et pas les corrompus dans les Institutions et insulte la terre au nom de la lune du Hedjaz. Ainsi séparé de lui-même, séparé de ses mains d’avec son œil et de sa tête d’avec sa peau, l’Algérien ne fera pas de lien entre comment il est reçu dans un hôpital public et l’affaire des médecins tabassés. La conscience est un lien. Et quand ce lien est coupé, cela s’appelle du gravier.

Nous sommes donc un peuple nucléaire.

Il y a plus de soixante ans, on rêvait, dans la misère et la faim de nos ancêtres, d’avoir des médecins algériens. Mais aujourd’hui, ce que la colonisation ne permettait pas d’avoir, l’indépendance le tabasse dans l’insolence, la jouissance et l’impunité.