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Langue de traders, langue de gangsters

par K. Selim

Pour les nantis, les crises sont toujours le fait des travailleurs, des plus pauvres, des plus vulnérables. La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, vient d'en fournir une illustration brutale en sommant de manière indistincte les Grecs à payer leurs taxes et en les accusant de tenter «en permanence d'échapper à l'impôt». Et, flèche empoisonnée rimant avec indécence décomplexée, en guise de pseudo-souci de justice, la «chef» du FMI se prétend davantage préoccupée par les petits Nigériens que des problèmes des Grecs. Comme si le FMI éprouvait des sentiments à l'égard des Africains, comme si les problèmes des petits Nigériens étaient causés par les valeureux travailleurs de Grèce ou d'ailleurs !

Technique éprouvée des nantis qui consiste à fabriquer une commode hiérarchie des misères et à mettre en opposition des pauvres à plus pauvres qu'eux. Mme Lagarde, dont les propos suscitent l'indignation en Grèce et ailleurs, offre une image, terrible mais peu caricaturale, de cette technostructure d'une oligarchie internationale qui mène le monde de crise en crise. Dans l'air de ces temps durcis, on passe d'une certaine forme d'onctuosité des élites traditionnelles, qu'incarnait bien à son époque Michel Camdessus, au langage brutal des traders qui est celui de Mme Lagarde.

En Grèce, même les partis institutionnels comme le Pasok ont ressenti la morgue et la volonté d'humilier. Le chef du parti de la gauche radicale grecque Syriza, Alexis Tsipras, a rappelé que «les travailleurs grecs paient leurs impôts» et qu'ils ne cherchaient pas la sympathie du FMI.

Le discours de trader, ou de leader populiste, qui s'exprime «naturellement» dans le propos de Mme Lagarde, a franchi les limites de la bienséance. Et, à l'évidence, les spin doctors de la directrice générale du FMI lui ont suggéré de rectifier le tir. Christine Lagarde s'est exécutée sur sa page Facebook en soulignant qu'elle avait déclaré que chacun doit assumer «sa part du fardeau, surtout les plus privilégiés?». Retour donc à une forme plus nuancée censée faire oublier l'arrogance d'une emblématique représentante de la caste ultralibérale et néoconservatrice qui dirige l'Occident et les institutions multilatérales.

En Grèce, si les travailleurs, les fonctionnaires et les pauvres payent leurs impôts, l'évasion fiscale concerne d'abord la toute-puissante église et les armateurs-ploutocrates notamment. Et pour nous Africains, le paternalisme pervers qui consiste à opposer des pauvres enfants nigériens au valereux peuple grec est tout simplement une ignominie. Ce ne sont pas les travailleurs grecs qui ont mis en œuvre les programmes d'ajustements structurels aux conséquences humaines, sociales et économiques catastrophiques en Afrique. Il suffit d'interroger n'importe quel économiste, n'importe quel sociologue du continent pour en prendre la mesure dévastatrice. Qui peut croire, même au prix d'un effort radical d'imagination, que des responsables du FMI perdent leur sommeil en pensant à des enfants d'Afrique ? A ce niveau, les limites de l'indécence sont allègrement franchies. Le rétropédalage imposé par les spin doctors relève bien «d'un plan com» rectificatif. Et les peuples ont fini, depuis longtemps, par apprendre, grâce aux théologiens du FMI, que la novlangue des traders est décidemment la langue de gangsters?