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Les communistes et l’Algérie des origines à la guerre d’indépendance (1920-1962) - (Alain Ruscio, La Découverte, 2019)

par Emmanuel Alcaraz*

Le livre de l’historien et journaliste Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie des origines à la guerre d’indépendance (1920-1962), paru à la Découverte, est un ouvrage remarquablement documenté sur les ambiguïtés des communistes français et algériens à l’égard du nationalisme algérien de 1920, date de la création de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) suite au Congrès de Tours, à l’indépendance de l’Algérie en 1962. L’auteur se fonde sur une riche documentation avec de très nombreux entretiens et l’étude des Archives de la direction du PCF (Parti communiste français), accessibles depuis 2003. Ce travail est aussi le fruit d’une longue réflexion avec des publications de l’auteur sur cette question dans Vingtième siècle, Cahiers d’histoire critique (le numéro 140, 2019 avec un dossier Communisme en Algérie - Communisme algérien, consultable en ligne), sans omettre son travail Nostalgérie, l’interminable histoire de l’OAS (La Découverte, 2016) et l’Encyclopédie de la colonisation française dont il assure la direction pour les Indes savantes (le tome consacré aux lettres D et F vient de sortir en avril 2019). Auparavant, l’auteur s’est fait connaître par ses travaux sur l’histoire du Vietnam en s’intéressant à la guerre d’Indochine (1946-1954).

Le plan de l’ouvrage suit une trame chronologique qui permet de mettre en valeur la profusion des faits, parfois inconnus, expliqués dans l’ouvrage. L’auteur distingue trois moments équivoques pour les communistes. Le premier est le Front populaire avec le renoncement à la ligne anti-impérialiste et indépendantiste au profit d’une ligne antifasciste et d’union avec la France. Le second est le 8 mai 1945 avec les publications de l’Humanité, qui qualifient de « complot fasciste », les manifestations algériennes organisées par les nationalistes algériens du PPA clandestin (Parti du peuple algérien), présentées comme des « agents hitlériens », suscitant une répression fasciste de la part des gros colons. Dans les premières publications, le journal est même allé jusqu’à soutenir la dite répression. Le troisième est le vote par les députés communistes à l’Assemblée nationale des pouvoirs spéciaux, le 12 mars 1956, au Gouvernement Guy Mollet qui ouvrent la voie à « la Grande répression » en Algérie, au service militaire porté à 27 mois et au rappel des réservistes.

De ces césures historiques se dégagent trois périodes pour raconter cette histoire. Alain Ruscio propose dans son livre un découpage plus fin qui masque quelque peu cette périodisation classique et qui peut embrouiller le lecteur néophyte. De 1919 à 1936, grâce à l’influence de l’Internationale communiste, les communistes ont œuvré à l’algérianisation du parti et ont adopté une ligne indépendantiste rompant avec la motion de Sidi Bel Abbès du 21 avril 1921, qui privilégiait l’assimilationnisme avec la France. Selon ce document, « la propagande communiste directe auprès des indigènes est inutile parce que ces indigènes n’ont pas encore atteint un niveau intellectuel et moral qui leur permette d’accéder aux conceptions communistes ». Ce texte exprime le racisme ordinaire des « petits blancs » de l’Algérie coloniale et Trotski l’a même qualifié d’esclavagiste.

Comme l’a montré René Gallissot, en Algérie, la création du mouvement ouvrier en Algérie précède la création de la classe ouvrière. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Européens créent les bourses de travail et les syndicats. Le mouvement ouvrier est donc caractérisé par le « socialisme colonial » défendant surtout les intérêts des ouvriers européens, la classe ouvrière algérienne étant embryonnaire. Dans l’entre-deux-guerres, elle se renforce dans les transports (les cheminots, les traminots, les dockers), dans les mines et dans la restauration. Cette consolidation permet l’entrée en communisme d’une nouvelle génération de militants communistes algériens, qui peuvent compter aussi sur l’engagement des militants issus de l’immigration algérienne en métropole, et sur l’envoi en Algérie par le PC de militants expérimentés. La SFIC s’algérianise peu à peu.

La situation internationale pousse les communistes en Algérie à renoncer à la cause indépendantiste en privilégiant la lutte contre les fascistes, au moment où Pierre Laval rencontre Staline en 1935, moment de transition bien décrit par Alain Ruscio. En réalité, la ligne anti-impérialiste jusqu’au Front populaire était plus une exigence de l’Internationale communiste ou Komintern (IIIe internationale) que des communistes français, qui s’étaient quand même illustrés par leur engagement contre la guerre du Rif (1921-1926). Les communistes en Algérie sont, d’une certaine manière, prisonniers de la ligne antifasciste décidée par Moscou et suivie par les dirigeants communistes français à partir de 1935. En 1936, le Parti communiste algérien, issu de la fusion des Fédérations communistes algériennes, est fondé avec une direction comprenant de nombreux cadres algériens (Amar Ouzegane, Benali Boukort). Il soutient la réforme Blum-Violette, proposée par le Front populaire, qui veut accorder la citoyenneté française à une élite algérienne entre 20.000 et 25.000 personnes, sans renoncement au statut musulman. Messali Hadj refuse ce projet accusé de diviser les Algériens et se positionne comme le champion de l’indépendance.

Les communistes français ont eu des difficultés à envisager l’existence d’une nation algérienne indépendante et préconisent l’union avec la France. Le discours de Maurice Thorez, qui qualifie la nation algérienne de « nation en formation » lors de sa visite à Alger en 1939, en est une illustration. Dans l’entre-deux-guerres, les communistes sont les rares à lutter pour dénoncer l’exploitation des travailleurs européens et algériens dans le système colonial. Cette lutte se fait avec le maintien de la frontière coloniale au sein du parti entre des ouvriers européens ayant de meilleures conditions de vie que les ouvriers algériens (salaires, habitat). Toutefois, ce parti a eu le mérite de chercher à construire une force politique mixte en cherchant à annihiler le racisme colonial, au nom de valeurs internationalistes, qui ont attiré des grands écrivains comme Albert Camus.

Suite au pacte de non-agression de 1939 entre l’Allemagne nazie et l’URSS, le Parti communiste algérien est interdit. L’attaque de l’URSS par l’Allemagne nazie pendant l’été 1941 permet de lever les ambiguïtés. Les militants communistes sont pourchassés par le régime de Vichy, arrêtés et internés dans les camps du Sud algérien. La ligne d’union avec la France est maintenue jusqu’en 1946-1947 et les nationalistes algériens sont fermement condamnés par les communistes algériens à commencer par Amar Ouzegane, premier secrétaire du PCA de 1943 à 1947. Le PCA s’en trouve affaibli avec le départ de nombreux militants algériens au profit des organisations nationalistes.

En 1947, une nouvelle direction rajeunie prend le contrôle du PCA (Ahmed Akkache, Bachir Hadj Ali, Sadek Hadjerès, qui rejoint le PCA, après la crise berbériste en 1949, après être passé par le PPA de Messali Hadj et les Scouts musulmans algériens). Elle adopte une ligne anti-impérialiste, qui n’est pas sans susciter des tensions internes entre Européens et Algériens. Pendant la guerre d’Algérie, le PCA se dote d’un bras militaire, les combattants de la libération, pour soutenir la lutte de libération nationale. Les communistes algériens finissent par rallier, à titre individuel, le FLN, suite à une négociation menée avec Abane Ramdane. Des Européens et des Algériens ont mené ensemble cette lutte. Alain Ruscio établit un martyrologe des communistes tués en soutenant la lutte de libération nationale, les plus connus étant Henri Maillot, Fernand Iveton et Maurice Audin. L’interdiction des journaux, de lourdes peines de prison et les condamnations à mort ont été le prix payé par les militants communistes pour leur engagement.

Toutefois, Ruscio ne précise pas assez que de nombreux militants européens passés par le PCA ont aussi soutenu « la politique de terre brûlée » de l’OAS dans le dernier quart d’heure, restant fidèles aux vues du « socialisme colonial », dont parlait Gallissot, et ne sont pas parvenus à dépasser les frontières ethniques. Audin, Maillot, Iveton ou des militants comme Georges Acampora, ancien condamné à mort, qui est resté en Algérie après l’indépendance en servant l’Etat algérien dans le corps de la Protection civile algérienne, constituent une élite restreinte ayant intériorisé la nécessité de dépasser les appartenances communautaires dans une société coloniale, conformément à leur idéal internationaliste.

Si Ruscio juge favorablement l’évolution du PCA, l’auteur se montre critique à l’égard des positions modérées du PC français, qui traduisent des divergences de vue entre la direction et la base militante davantage favorable à une ligne indépendantiste, notamment les jeunes militants. Ruscio rappelle que la direction du PCF, sous la pression du PCA, a reconnu l’indépendance de l’Algérie en 1955. Mais, elle n’a pas cherché à répercuter cette reconnaissance en mots d’ordre, sur le terrain militant, par le biais des organisations sous son contrôle. En 1958, le PCF a qualifié la prise de pouvoir du général De Gaulle de coup d’Etat. Il soutient modestement sa politique d’autodétermination en Algérie et se limite concrètement à réclamer la paix en Algérie en soutenant les manifestations de solidarité avec le peuple algérien. Toutefois, la politique de De Gaulle n’a pas été sans ambiguïtés vis-à-vis de l’armée, des Européens d’Algérie et des Algériens. Son arrivée au pouvoir est aussi un moment d’intensification de la guerre avec les opérations Challe en 1959. La récente bibliographie du fondateur de la Ve République de Julian Jackson, sortie récemment en France, montre toutes les ambiguïtés de la politique gaullienne vis-à-vis de l’Algérie.

Au crédit des militants communistes français, Alain Ruscio rappelle aussi les manifestations d’appelés et de rappelés pour ne pas faire la guerre d’Algérie, les très nombreuses grèves faites en ce sens, et les morts de la manifestation de Charonne contre l’OAS, à Paris, le 8 février 1962, essentiellement des communistes. Cette répression est oubliée en Algérie et n’est pas intégrée dans la mémoire nationale algérienne. A ces anonymes, Ruscio veut rendre hommage tout en se montrant critique à l’égard de l’encadrement communiste du PCF, soumis à Moscou, et ayant fait le choix d’être tributaire des jeux politiques franco-français pour maintenir l’appareil communiste en l’état. Cette attitude explique le vote des pouvoirs spéciaux en 1956 avec l’espoir du PCF en un nouveau Front populaire, ce qui suscite de profonds troubles chez ses militants. La direction du PCF a soutenu modérément les grèves d’appelés, les insoumis et a refusé son concours aux porteurs de valise du réseau Jeanson même si Henri Curiel, communiste égyptien, a organisé un réseau important de soutien au FLN. Pour Ruscio, l’attitude de la direction du PCF explique la percée de l’extrême gauche chez les jeunes, dans les années 1960 et 1970, déçus par l’attitude bureaucratique des cadres dirigeants du PCF. Ruscio rend hommage au PCA, qui a été une des seules structures mixtes, avec ses organisations satellites, où la frontière coloniale entre Européens et Algériens a été quelque peu dépassée, non sans tension et sans départ de militant, par l’adhésion à un idéal de rejet de toute forme d’exploitation.

Toutefois, Ruscio n’aborde peut-être pas suffisamment un point pour expliquer les ambiguïtés des communistes à l’égard des nationalistes : leur refus de se réapproprier l’islam, pour des raisons liées au contenu de la doctrine marxiste, qui est un matérialisme historique. Pour cette raison, encore aujourd’hui, les Algériens perçoivent encore les communistes algériens comme des athées en faisant une confusion entre athéisme et laïcité. Ce point est probablement une des causes du déclin du communisme en Algérie, après l’indépendance, en dehors de la répression suite à l’interdiction du PCA en 1964, récréé de manière informelle sous le nom du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), de la chute du mur de Berlin en 1989, de l’effondrement de l’URSS en 1991 et de l’apparent triomphe de la mondialisation néolibérale. En 1936, le Parti communiste algérien avait pris position contre le panislamisme du Congrès musulman, qui réunissait les membres de la Fédération des élus du Docteur Bendjelloul et les ‘ulamâ, alors qu’il lui apportait son soutien dans ses démarches de négociation avec le Front populaire pour l’adoption du projet Blum-Violette, finalement rejeté par le gouvernement français à cause de l’opposition des colons en Algérie et des radicaux en France.

Hormis cette légère critique, eu égard à l’apport considérable de ce livre, si le travail d’Alain Ruscio est certainement engagé, il fait preuve globalement de la distance critique attendue d’un historien. Cet ouvrage apporte une pierre importante à l’édifice de l’historiographie du communisme en traitant des politiques du PCF et du PCA dans la continuité des travaux d’Emmanuel Sivan, de Henri Alleg, qui avait dirigé dans les années 1980 une somme collective sur la guerre d’Algérie, et surtout de René Gallissot qui a dirigé le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier ou Maitron (tome consacré au Maghreb) et qui est l’auteur de Algérie colonisée, Algérie algérienne (1870-1962), paru chez Barzakh en 2006.

*Docteur en Histoire