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TIPASA : LES FOUS PARMI NOUS

par Amine Abid

A la frontière de toute dignité due à un être humain, à la marge de notre société et au cœur de nos cités, on trouve les fous. Ces malades mentaux pullulent, voire même pour certaines personnes, polluent nos villes.

A chaque tournant, chaque artère ou ruelle, on les aperçoit, ici et là, QUI S'AGITENT, CONVULSENT ; QUI BALBUTIENT, CRIENT OU SOLILOQUENT; SALES ET SEULS A L'APPARENCE DESOPILANTE, HORRIPILANTE OU BIEN ETRANGEMENT BIEN-MIS.

Comme dans tous les villages et villes de l'Algérie, la Wilaya de Tipasa ne fait pas figure d'exception. Les aliénés font partie du décor quotidien des 28 communes ainsi que les incalculables hameaux et douars reclus. Partout où on se trouve, on les retrouve, avec une certaine variation.

C'est évidement dans les grandes agglomérations, comme Koléa, Bousmail, Cherchell et Hadjout que leur présence est grande. Fortement fréquentés pour leurs commerces florissants qui drainent les foules au même titre des fous. Ces derniers se comptent par dizaines, rien qu'au centre-ville, marché et gares routières ; là ils se fondent dans le paysage urbain et s'égarent dans le mouvement des masses populaires. Ramenés, parfois de très loin, des wilayas de l'ouest et d'est du pays. Ils sont déposés au gré des bus de transport des voyageurs qui font office de convoyeurs de fous, à conditions de se tenir correctement et ne pas sentir trop mauvais, nous déclarent plusieurs chauffeurs, travaillant sur diverses destinations et qui daignent les prendre avec eux. Parfois même, selon certains badauds interrogés, ils sont déposés par des voitures, dans la discrétion de la nuit, et au matin, on découvre un Mahboul jdid (nouveau fou).

Prisonniers de leur départ, à l'instar des occupants du Nef des Fous, le Narrenschiff, décrit par Michel Foucault.

Ce bateau ivre qui file au long du calme fleuve de la Rhénanie et des canaux flamands. Cette pratique moyenâgeuse qui consistait à entasser les fous de la ville dans une embarcation de fortune, afin de s'en débarrasser, emportée par la dérive.

Abandonnés par leur famille ou fugueurs; ces malades mentaux voyagent légers, tout aussi légers que leur esprit, comme les désigne une expression maghrébine courante. Généralement atteints de troubles psychiatriques graves, schizophrénie, démence, aphasie ou amnésie ; ils vivent de la générosité des commerçants et les aumônes des passants ou des fameuses waâdas dans les mosquées au jour de la Prière, et dont les habits en haillons les font confondre avec les gueux. Epaves humaines, débarquant de nulle part, Leurs histoires autant que leurs identités sont inconnues. Étrangers de la ville, on les identifie par des sobriquets inspirés de leur apparence ou bien de leurs propres anecdotes.

Constatations contraires faites dans les petites localités, communes de faibles populations ou douars. Les malades mentaux ne sont pas nombreux et le peu qui s'y trouvent sont originaires de ces villages, à quelques cas près qui transitent ou viennent des régions avoisinantes. La folie vernaculaire, bien qu'elle soit proportionnellement faible reste observable. Toutefois, le fait étonnant qu'on a relevé est que ces gens-là ne considèrent presque pas leurs fous en tant que tels. Ce n'est pas par déni mais par euphémisme que les habitants de ces bourgades nous répondent qu'ils sont comme ça, «normale». Le jeune Hamza, adolescent de 17 ans de Messlemoune, à la vue d'un homme à l'accoutrement burlesque, chapeau troué, bermuda crasse et veste classique en patchwork, trimbalant une guitare à trois cordes et chantant une logorrhée de paroles incompréhensibles nous explique que ce bonhomme aime être comme ça, mais il n'est ni fou ni méchant. On entend presque en filigrane que ce fou est un extraverti qui fait l'intéressant.

A force, peut-être, de la monotonie qui submerge ces villages et encastre ses marginaux dans l'habitude du paysage, ou par les liens familiaux touffus établis entre eux qui forment un élan d'empathie envers des proches démunis ; les villageois connaissent leurs malades en tant que personnes normalement portantes sans reconnaitre leurs maladies.

Des grandes aux petites villes de la wilaya de Tipaza, ces fous se confondent dans la masse citadine atomisée au rythme de vie effréné, ou dans la monotonie glauque et gluante campagnarde. Ils ont une existence translucide. Ils sont, bel et bien, présents partout, à l'exception d'une seule ville : Ahmar El Ain, véritable trou noire dans cette cartographie. Là, dans cette ville à quelques kilomètres au sud du chef-lieu de la wilaya, les malades mentaux sont de manière certaine introuvables car, d'une certaine manière, chassés. Non pas dans le sens du pogrom, mais boudés par la population qui les privent de toute aide soit-elle minime. Tous les commerçants leur sont hostiles et les badauds leur rechignent l'aumône. Ces lieux sont inhospitaliers pour ce genre de personnes. Peur des fous ou peur de le devenir? Cette ville est folle de n'avoir pas hébergé des fous, dira un citoyen de la wilaya, poète à ses heures perdues.

TABOUS ET TOUTIM:

Nombreux sont les tabous qui subsistent et subdivisent notre société. L'aliénation en fait partie. Elle est perçue, à tort, comme une tare incurable, et décrétée, par vision fataliste, comme malédiction.

Ces tabous alimentent préjugés, stéréotypes et superstition, enracinés depuis des lustres dans l'inconscient collectif. Parmi lesquels on trouve des explications cousues en fils blancs, les raisons de la déraison. Occultisme et exorcisme vont de pair, djinns et sorts jetés font partie de l'étiologie populiste de la folie. L'excès dans les études est souvent ressorti, illustré de beaucoup de cas de personnes qui ont bogué, sauté de la tête pour avoir trop lu. Les facteurs socio-économiques tels que la pauvreté et le chômage sont pondérés et ne font face devant la Possession (des djinns).

Autre tabou qui se confine dans le premier : la folie au féminin. Au long de ce parcours à travers la wilaya de Tipaza, les déséquilibrées de sexe féminin sont peu nombreuses à errer dans les rues. Non pas par leur effectif réduit car la folie atteint aussi bien les femmes que les hommes, mais par le fait qu'elles soient femmes. Embastillées, cachées chez-elle par honte et superstition, elles n'ont pas meilleur sort à l'extérieur. On a trouvé 3 femmes à Bousmail, âgées de la cinquante, l'une d'elles a le crâne rasé, et ne doivent leurs survie qu'à leur apparence repoussante et air belliqueux, nous confia un propriétaire d'un restaurant sur la route nationale. Si elles étaient jeunes et calmes, on aurait abusé d'elles, même dans leur état. Ça c'est sûr. Ajouta-t-il.

Tous ces tabous et superstitions tirent leur source d'une ignorance profonde et d'une compréhension superficielle. Même si l'habit ne fait plus le moine, la nudité, la saleté et puanteur font la fou. Ancrée dans l'imagination populaire en archétype, l'image du fou est figée. Il doit être à moitié nu, crasseux pour entrer dans la canonique perception, d'où l'intolérance totale envers les autres formes d'aliénations à la physionomie non-conforme, Paranoïa, psychose ou dépression.

Cette catégorie, les malades mentaux, est des plus souffrantes, toutefois imperceptible par insensibilité de la société, jusqu'au jour, comme il y a une année à Cherchell, un schizophrène tue un vieil homme à sa sortie de la mosquée. Déclaré comme irresponsable de ses actes, la justice le met en asile psychiatrique. Considéré comme un danger public, les gens s'affolent, interpellent les responsables, parlent de Santé Publique. Après avoir eu la rue comme décharge, les citoyens parlent d'une prise en charge.

LA DEFICIENCE DE L'ETAT:

L'Etat reconnait sa défaillance face à ce phénomène. Selon les chiffres officiels déclarés, il y a beaucoup d'effort à faire pour pallier un tant soit peu problème. Trop peu de capacité d'accueil, le nombre de lits des hôpitaux psychiatriques est de 5166 lits soit un taux de 1,43 lit pour 10 mille habitants. Le nombre de médecins spécialisés est encore loin de répondre à la demande 378 médecins spécialistes, soit 1,13 pour 100 mille habitants, et 2.128 infirmiers, soit 6,44 pour 100 mille habitants selon le docteur Nacéra Magi, vice-directeur chargée de la santé mentale au ministère de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière.

 La difficulté des soins, la chronicité des maladies et le nombre restreint de lits rendent la prise en charge ardue. La plupart du temps, les fous reçoivent les soins sur place avant d'être refoulés vers leur commune de résidence, ou à la rue, à cause de la saturation des capacités d'accueil dans les établissements comme celui de l'hôpital psychiatrique de Blida, Joinville pour les intimes, le plus proche de la wilaya de Tipaza et quelquefois l'hôpital psychiatrique de Chéraga.

UN PROJET DE CONSTRUCTION D'UN L'HOPITAL PSYCHIATRIQUE A NADOR, D'UNE CAPACITE D'ACCUEIL DE 200 LITS, EST PREVU POUR L'ANNEE PROCHAINE. EN ATTENDANT DES JOURS MEILLEURS POUR NOS FOUS ERRANTS, DELAISSES OU CACHES, GARDANT A NOTRE ESPRIT CETTE MISE GARDE D'OMAR EL KHAYYAM: PREND GARDE AU FOU, SA RAISON TE JUGE.