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A propos du mot «kirat»

par Nadir Marouf*

Dans un précédent article publié dans la rubrique « Réalité autrement vue », le Qirat (ou Kirat) a été évoqué pour le rattacher au mot quiritaire, ce qui m'amène à rappeler certaines évidences terminologiques.

Je ne sais sur quelle source l'auteur s'est appuyé, mais il m'apparaît évident que ce terme, d'extraction latine, vient de QUIRIS (nominatif), QUIRITIS (génitif) qui veut dire à l'origine: « soldat réservataire », dans le sens où en marge de ce débat important, je voudrais discuter avec l'auteur d'un sujet tout à fait secondaire par rapport à l'objet d'un tel sujet. Il s'agit d'un problème de terminologie se rapportant au mot « kirat ». L'auteur le fait dériver du mot « quirataire » d'extraction latine. Je ne sais sur quelle source monsieur Khelifa s'est appuyé, mais il me semble bien que ce concept vient de ?Quiris, Quiritis? qui veut dire : ?Soldat réservataire?, dans le sens où il est potentiellement citoyen, qualité qu'il acquerra, aussitôt qu'il se sera acquitté de son devoir militaire, le statut de ?civis?, citoyen.

Plus tard, notamment dans le droit continental (c'est-à-dire européen, différent du droit anglo-saxon), le droit quirataire renvoie à la propriété privée ès qualités même s'il s'agit d'un glissement vers une consécration juridique de ce qui relevait à l'origine d'un droit usucapiendi (droit d'usage en prévision d'un droit de propriété ès qualités). N'oublions pas que le droit de propriété tel qu'il figure dans le droit civil français issu de l'article 2 des Droits de l'Homme et du Citoyen consécutif à la Révolution de 1789, constitue une nouveauté par rapport à des systèmes juridiques plus proches de la possession que de la propriété proprement dite. Max Weber écrivait à cet effet que la possession est à la propriété ce que l'archaïsme est à la modernité. En cette fin de 18e siècle, l'éthique protestante était compatible avec un capitalisme vertueux, voire humaniste, loin du lucre et de la loi du marché dont nous connaissons aujourd'hui les avatars qui régissent l'ordre mondial. Notons à cet effet une certaine utopie, d'obédience internationaliste, consistant à réhabiliter la ?rescommunis?, c'est-à-dire le droit des communs, à l'exemple de nos terres ?arch, qui consiste à protéger la communauté des égaux contre la prédation du marché. C'était la profession de foi d'un certain Gracchus Babeuf qui regrettait de voir la propriété bourgeoise issue de la Révolution française mépriser les fameux manses distincts des fiefs féodaux, lesquels étaient des droits réels pratiqués par les communautés villageoises. En effet, ces paysans, en dépit de leur engagement massif à la cause révolutionnaire, se trouvaient paradoxalement mis à l'écart à cette révolution, se trouvaient mis à l'écart de la marche victorieuse du capitalisme naissant. Ce n'est pas pour rien que le législateur colonial en Algérie entendait nier l'existence de la propriété ?arch (Lois du cantonnement, 1848, 1854), pour être reconsidérée sous certaines conditions par Napoléon III (Senatus Consulte d'avril 1863). En définitive, la propriété quirataire a connu un glissement sémantique au cours des siècles, pour prendre le sens qu'on lui connaît aujourd'hui.

REVENONS AU KIRAT

Il apparaît clairement que le Kirat n'a rien à voir avec la propriété quiritaire.

Le terme B1'7 est utilisé par les historiens arabes depuis au moins le XIVe siècle. Ibn-Khaldûn l'a utilisé dans sa ?Mûqaddima?.

Il désignait une mesure usitée dans l'échange de biens. Plus généralement, il désigne une unité hydraulique, connue encore aujourd'hui dans la mesure de l'eau par le moyen d'une Hallafa (-DA)) pratiquée dans nos oasis occidentales. Ce mesureur d'eau est constitué d'une plaquette en cuivre comportant une série de trous de grandeur variable. Le quirat est l'unité de base au même titre que l'élément monétaire que constitue chez nous le dinar. Ainsi, une Haba vaut 24 Kirat. Un Kirat vaut 24 dirhams, puis, suivant le même ratio de subdivision, nous avons la kharrouba, la mouzouna et la ferfouriya. À l'origine, ces unités de mesure consistent en des débits. Ainsi, une Habba correspond à 504 litres/jour, un Kirat à 21 litres/jour, un dirham à 5,25 litres/jour, etc. Ces mesures sont ainsi régies par une base duodécimale (rapport de 1 à 24).

Il s'avère que dans cet écosystème oasien caractérisé par la rareté de l'eau, l'évaluation hydraulique a servi, au cours du passé, à son équivalent en valeur concernant d'autres produits échangés dans le commerce local, voire régional, jusqu'à équivaloir sa contrepartie monétaire.Il en est ainsi de l'Oukiya, qui n'a plus, à l'époque contemporaine, que sa valeur pondérale (125 grammes), encore usitée aujourd'hui chez les ménages modestes pour acheter poivre, safran, huile et autres ingrédients précieux, alors qu'elle représentait jadis une valeur monétaire.

Quant à l'origine du mot ?quirat?, il semble qu'il provienne du grec ancien sous la dénomination de ?Keraton?, lequel a donné ?Carat?, que la corporation de la bijouterie utilise partout dans le monde. Le sens premier de ?Kirat ? est le grain de caroube. Il est vrai que le terme de ?kherrouba? est encore utilisé dans nos oasis comme unité de mesure hydraulique.

Aujourd'hui encore, nos citoyens d'Adrar ou de Timimoun vous expliquent que le trou du Kirat est calibré pour laisser passer un grain de caroube, ce qui corrobore, plus de 2500 ans après, le sens qui lui prêtait Hérodote, l'historien grec du 5e siècle avant l'être chrétienne dans un ouvrage restituant son voyage en Libye (cf. ? Le voyage des cinq Nasamons?).

Que le sens de Kirat soit fidèle à celui donné par l'historien grec bien avant la naissance du Christ, voilà qui devrait nous faire réfléchir à la magie des mots, à la pérennité de l'invariant anthropologique, par-delà le tumulte bruyant des logiciels que nous consultons pour nous informer de la fugacité du temps qui passe.

*Professeur Émérite en anthropologie juridique