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Les mal retraités

par El Yazid Dib

« Les trois grandes époques de l'humanité sont l'âge de la pierre, l'âge du bronze et l'âge de la retraite » Jean Charles.

Ce sont ces crinières blanches, ces échines arquées, ces, ces yeux lointains, ces regards fixes, ces voix discrètes, ces maladies chroniques, qui sont mal traités ou mal retraités.

Vieillards ou moins jeunes, nos retraités ont du mal à vivre leur statut. La précarité de la pension à verser est tellement négligeable qu'elle entraîne la dérision pour permettre de donner le sens le plus péjoratif au rapetissement social d'un retraité. Désigner quelqu'un de retraité c'est lui concéder une raison de pitié. C'est le harponner par compassion. Quel est le canal le mieux adapté pour des retraités de pouvoir faire entendre leur voix ? Le suicide collectif ? La grève, la marche ? Ils s'épuisent. Les sit-in ? Ils les font chaque jour, devant les guichets de poste ou des banques. La retraite, quelle que soit la définition qu'on lui attribue demeure un passage obligatoire pour les plus chanceux en fait de cumul d'années ouvrables. Expiation ou aire de repos, elle guette tout le monde. Tomber dans ses bras, peut être une mise entre les dents acérées d'un destin houleux. Ou bien une heureuse délivrance des crocs d'un temps devenu indélicat, grossier et mal approprié. « Savoir quitter la table quand l'amour est desservi », reste le refrain entonné et repris par les nostalgique de valeurs révolues.

J'ai vu des gens mourir de retraite. J'ai vu des gens se plaindre d'une chronologie trop hâtive. J'ai vu ces gens finir et se finir légalement à la limite d'âge. La retraite est un fait de battre en retraite. Elle est toujours, pour beaucoup l'avant premier pas vers la tombe.

Parfois, elle une situation de ne plus se plier à un pouvoir et de ne plus voir que du noir. La sénescence aurait été longtemps considérée comme un risque économique dans la tête de l'employeur. Elle impliquait la certitude, à ne pas généraliser, de devenir avec l'âge incapable de travailler et de subvenir à ses besoins et ce en l'absence d'un système cohérent de solidarité nationale, voire d'entraide mutuelle. Alors qu'en termes réels l'âge n'influe en rien sur la capacité de travailler et encore sur celle de devoir subvenir à ses propres besoins. Ailleurs, sous d'autres cieux, l'on a déjà imaginé la mise à profit de ces compétences, de cette somme d'expérience pour la mettre avantageusement au service du développement local, du service public ou dans l'élan de solidarité nationale. C'est le travail des seniors. C'est une organisation toute particulière.

Prise en charge sur le plan du fonctionnement par une approche d'autogestion, l'Etat ou la collectivité locale ne fait qu'encadrer, stimuler et parfois réguler la panoplie d'actions entreprises par les retraités au bénéfice tant des retraités ou au profit d'autres. Ils sont là, dans des associations, ils émargent dans des états de bénévolat. La retraite est une situation de non-activité. Elle est perçue dans l'esprit de la loi comme l'accomplissement final d'une mission, d'un travail dont le contrat fut conclu à l'origine comme étant à durée indéterminée. En règle générale, arrivé à un certain âge, l'individu travailleur est déclaré inapte juridiquement à la continuation de son travail.

Il sera ainsi mis d'office en position de cessation d'activité. Est-ce là, une protection douée d'une reconnaissance pour services rendus, ou est-ce une disgrâce sociale et un abandon, voire un rejet après usage ? C'est une question uniquement de loi, mais pas celle de la nature. Création humaine, la cessation de fonctionner dans un service est un point important dans la vie professionnelle de l'individu. Elle ne se sent pas chez le paysan, ni auprès de l'épicier. Çà bûche et trébuche jusqu'à ce que mort s'en suive. Autres temps, autres mœurs.

Exposés aux souffrances, solitaires dans le dénuement et mal accompagnés, nos retraités se résignent à accepter leur état. Les maladies sont leur lot quotidien. Qui du diabète, qui de l'hypertension, qui d'un pire dégoût ; tous subissent l'effroi et l'indifférence. Le sommeil ne leur est plus un besoin qu'une obligation. Il décampe au milieu de la nuit pour laisser place aux affres de l'insomnie, de l'inquiétude et surtout de la souvenance et de la méditation. Malgré ces infortunes le retraité garde toujours sa vivacité d'antan. Il est debout s'il n'est pas impotent, comme le stylo qui sait encore se tenir sage et docile entre ses doigts maintenant chétifs et congestionnés.

L'Etat est moralement dans l'obligation politique de trouver des solutions aux silencieux, nombreux et épars que constitue le corps de la famille des retraités.

Leur imaginer un monde où il fait bon de couler de paisibles ultimes jours n'ira que dans le sens de la gratitude et de la reconnaissance. Leur aligner progressivement un salaire, soit une pension décente, juste et équilibrée selon l'exigence du marché confirmera intrinsèquement cette reconnaissance. Leur assurer un minimum d'égard public, un retour de regard, une invitation symbolique ne serait qu'un honneur à leur rendre périodiquement jusqu'à extinction totale et définitive des feux.

Le retraité algérien continue dans une large majorité à s'incarner aussi dans la peau d'un chômeur. Il cherche du travail. Pour l'un ce sera pour une finalité financière, pour l'autre ce sera la même finalité. Tous dans son cas se disent en retraite, qu'ils n'arrivent pas à joindre les deux bouts. Pensions minables, couverture sanitaire toute aussi minable, ces hommes crient dans un silence de haute dignité leur malaise. Ils scrutent à chaque augmentation de salaires, la lueur de voir le leur suivre le cours du marché, la courbe des prix et la mercuriale libre des fruits et des légumes. La facture ne leur est lourde que dans sa rubrique pharmaceutique.

Nombreux sont les produits du genre qui ne sont plus remboursables ou qui l'astreignent à un contrôle médical zélé et abusif. La carte Chiffa ne rapporte plus rien ; elle n'achète ni les vitamines, ni les fortifiants ni encore de la bonne nutrition. Juste de quoi ne pas mourir tout de suite. Il croit légitimement, ce retraité quand la santé ne lui fait pas assez défaut, en son aptitude de pouvoir encore exercer le métier qu'il avait fait depuis plus de quarante années. Il garde digne cette sensation d'avoir encore du tonus à produire du service. Il tient à le démontrer par la régularité dans le suivi strict de toute l'actualité nationale ou internationale. Cette condition de retraite demeure cependant sujette à plusieurs visions. Elle est tout le temps estimée d'une manière peu concluante. C'est à dire le départ en retraite est pressenti par son titulaire comme une façon hardie que son institution n'aurait pas dû prendre à son encontre. Car cette mesure n'est jamais ressentie comme un privilège en sa faveur. Il redevient tel un objet éjecté de l'outil de production générale. L'écœurante sensation de l'éviction et le sentiment meurtrier de l'inutilité remplissent désagréablement son cœur. L'œil des autres l'envoie aux derniers sous-sols de la vie citadine.

Il n'est rien. Il ne vaut qu'une petite rente viagère à reconvertir en cas de décès. Dans l'essentiel de la conception de la retraite, une vie active est censée se terminer par principe dans une aisance où le repos est censé également attendre le récipiendaire.

A un âge avancé où naturellement le corps n'a plus la force des muscles ou des neurones d'antan, la retraite devait procurer un accompagnement amical et aidant à surpasser les effets du vieillissement. Rares sont ceux qui nourrissent encore moins goûtent aux impressions doucereuses du repos du guerrier. La contradiction des temps les empêche par tous moyens d'y accéder. Nos retraités ne sont pas sans rien faire. Ils fréquentent les mosquées, s'agglutinent autour des monuments, interprètent la vie, l'univers et ses voltefaces.

Elle serait pénible, cette retraite à vivre pour les gens lettrés. L'instruction leur fait présenter des choses et leur fait toucher du doigt leur inutilité. Elle les laisse comprendre que les choses devraient marcher autrement.

Pas comme elles sont. Rien n'arrive à les satisfaire. La critique est parfois une grosse dérivation de l'esprit. Ils tentent cependant cahin-caha de se rendre efficaces. Ils font dans le conseil tous azimuts. A la faveur justement de leur culture, ils sauraient amadouer la difficulté et tempérer à merveille la vitesse d'un malheur quotidien ou d'un souci permanent.

Il existe cependant une autre espèce de retraités moins nombreux certes, mais vivant le même calvaire autrement. Le calvaire d'un homme au foyer. Que dites vous d'un ministre, d'un wali ou d'un cadre supérieur en état de retraite ? L'obligation de réserve qui pesait longtemps sur ses rapprochements ne lui aurait laissé aucune issue d'aller vers les autres.

A l'abri d'un besoin matériel, il se recroqueville quand bien même dans une sensation de rapetissement. Seul, auto-isolé, craignant le contact, il redevient un néant avec un titre ancien et beaucoup d'ex.

À la recherche de cette haute considération perdue qu'on lui demandait de bien vouloir agréer, il médite ses mauvais souvenirs, il raconte ses exploits, il soupire et c'est tout. L'obligation de réserve ne le quittera jamais. Cependant en contrepartie ; lui émarge dans un Fonds spécial et non une Caisse nationale.

Que ce soit côté cour ou jardin, chez certains la retraite n'est en finalité qu'une mort prématurée. Alors que chez d'autres, elle est une histoire personnelle et intime à vivre silencieusement dans un monde fermé. Une condamnation sans recours certes, mais une sentence mettant ainsi fin à tous les devoirs imposés. En somme, elle serait toujours un recul par rapport à une actualité trop contestée.

Comme j'ai vu des gens revivre par retraite et y sentir là une renaissance. Ils se réjouissent de cette nouvelle situation juste pour ne plus être sous la coupe de chefs contrefaits, d'une hiérarchie sans valeur. Ne plus côtoyer certains segments d'employeurs est le principal motif de leur joie de pouvoir retourner à leur liberté juvénile pré-enrôlement. La retraite sera donc pour eux un authentique billet de levée d'écrou. Pas mal d'autres sexagénaires conçoivent, que rompre une relation de travail n'est nullement une rupture de la vie. Bien au contraire un autre avenir, d'une autre dimension, les attend, pourvu que les organes les soutiennent encore. Elle aurait été meilleure cette fin de vie active, si l'on venait à lui accorder moins de discrimination et d'indifférence. Et si l'on venait à leur supprimer l'IRG de leurs minables pensions ? Laissez-les se finir dans la dignité et l'honneur, loin d'une clémence artificielle et des augmentations de quelques pièces monétaires sans valeur.