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De quoi le hirak est-il le synonyme?

par Mekideche Abdelkader*

Deux concepts nouveaux, nés dans le monde arabe et lui sont spécifiques: Intifada et Hirak. Le premier, palestinien, a déjà intégré le langage universel, le second le fera assurément et sera une marque algérienne à côté des autres termes « hogra » et « Hitiste ». Deux vocables qui traduisent une volonté populaire de libération: le premier ; libération de l'occupation israélienne, le second ; libération de ce que certains considèrent comme la domination d'un régime oppressif qui a privé la société de la liberté, de la justice et de l'état de droit. Quelle est le contenu de ce concept, quelle est sa signification exacte : S'agit-il d'une simple manifestation populaire, d'un soulèvement, d'une révolte, d'une révolution, ou s'agit-il d'un phénomène social et politique non assimilable aux autres?

Dès le début du hirak certains se sont hâté à lui donner facilement un sens et à le classer. Mais pour ne l'avoir pas encore suffisamment vécu et expérimenté, ils l'ont confondu des fois avec la révolte et des fois avec la révolution. Or il s'avère, après deux années d'existence et de vécu, que le hirak n'est pas une révolution, qu'il n'est même pas une révolte, qu'il s'agit plutôt d'un mouvement spécifique, un mouvement sui generis, un mouvement d'une nature particulière qui se distingue totalement de la révolte, et plus encore de la révolution selon plusieurs critères.

D'abord l'imprévisibilité: une révolution est par essence un évènement imprévisible. Une révolution que l'on prévoit ne se réalise pas: où elle est réprimée dans l'œuf, où elle est détournée, où elle est instrumentalisée. On parle à propos des révolutions de système chaotique de niveau deux que l'on compare aux systèmes chaotiques de niveau un. Le chaos de niveaux un est un chaos qui ne réagit pas aux prédications le concernant, nous explique Yuval Noah Harari dans son livre à grand succès «Sapiens, une brève histoire de l'humanité». Le temps par exemple: aujourd'hui, grâce aux logarithmes puissants, on peut construire des modèles informatiques qui permettent de produire les meilleures prévisions météorologiques sans que le temps ne réagisse à cette prévision. En revanche, le chaos de niveau deux est un chaos qui réagit aux prévisions le concernant. La politique en est un. Si, pour reprendre toujours Yuval Noah Harari, quelqu'un de suffisamment savant en science politique avait prévenu le président Hosni Moubarak qu'une révolution allait le renverser, il aurait fait tout son possible pour arrêter les meneurs, les soudoyer ou les éliminer et aurait tout fait pour avoir grâce aux yeux des Egyptiens, et ainsi il aurait pu sauver sa tête. Malheureusement il n'a pas eu la chance d'être averti. Il n'avait pas pu réagir au soulèvement du peuple égyptien pour la bonne et simple raison qu'il n'avait pas pu le prévoir à temps. Mais Bouteflika si. Ce dernier, ou les hommes qui dirigeaient à travers lui, savaient que la situation du pays était explosive. Ils prévoyaient certainement qu'à tout moment il pouvait y avoir une éruption volcanique, et donc ils se préparaient au pire. Le recrutement massif dans les corps de sécurité, l'investissement très important dans la modernisation du matériel de police et la multiplication à outrance des structures sécuritaires, toutes ces mesures ne peuvent s'expliquer que par la volonté du pouvoir de parer au pire. Et puis, quand le feu a pris en Tunisie et en Egypte, ce qui était une très forte possibilité est devenu une fatalité. Alors, pour calmer toute velléité insurrectionnelle, le pouvoir sous Bouteflika a injecté des sommes colossales dans le but d'acheter la paix avec toutes les franges de la société, surtout avec les jeunes impulsifs à qui il donnait sans compter. Procédant ainsi, le système a réussi à désamorcer la bombe, et la révolution n'a pas frappé en Algérie. Il se pourrait que rien d'important ne serait passé s'il n'y avait pas cette folle tentation d'accorder un cinquième mandat à un président qui avait arrêté de vivre depuis longtemps et qui ne faisait qu'exister. Il est vrai que cette grosse bévue qu'une partie du pouvoir n'avait pas pu empêcher a provoqué le mouvement du 22 février 2019. Y'avait-il pour autant révolte ou révolution? Non. Pourquoi ? Parce qu'un mouvement social de grande ampleur était prévisible et prévu, le système s'y était préparé. Il a l'a laissé venir, l'a accompagné, l'a protégé, en a profité et l'a utilisé pour éjecté ceux de ses membres qui devenaient un danger pour sa survie. Le Hirak saison une, qualifié volontairement de moubarak acile, était donc tout sauf une révolution.

Ensuite la violence : Toutes les révolutions et toutes les révoltes sont violentes par nature, d'une violence réciproque, du côté du pouvoir en place comme du côté des insurgés. Elles ont pour lot tortures, assassinats, disparitions forcées et condamnations très lourdes. Elles s'accompagnaient toujours de sang sur les murs, de larmes sur les joues, de drames dans les familles et de victimes innocentes mises sous terre ou oubliées dans les cachots. Dès lors, parler d'une révolution du sourire comme d'un acquis est une absurdité, un non-sens. Ensuite l'objectif. L'objectif de toute révolution est de renverser de fond en comble un ordre établi pour le remplacer par un autre nouveau. Elle est nihilisme. Du passé elle fait totalement table rase. Du passé, des principes et des idées qui le fondent, et des hommes qui l'incarnent. Elle ne se contente pas de changer le système existant ou de le modifier. Elle aspire à le déconstruire totalement pour reconstruire un autre sur ses décombres. Enfin l'élément temps. Une révolution n'en dispose pas de beaucoup. Elle est une question de semaines ou, au maximum, de quelques mois. Mais pas d'années. En un temps bref, où elle gagne ou elle est réprimée et calmée définitivement. Si par contre elle se situe dans le temps long, elle n'est plus alors une révolution, elle devient une évolution, c'est-à-dire un changement lent, progressif, inodore et indolore.

À l'aune de ces critères, jugeons le hirak sur la base de ses deux années d'expérience et comparons-le aux mouvements similaires connus dans d'autres pays, notamment la révolution égyptienne. Premièrement: Il est clair que le pouvoir avait prévu depuis longtemps un mouvement de contestation populaire massif et violent, qu'il s'y était préparé et qu'il a réussi à le vidé de sa substance, à l'accompagner pour l'utiliser d'une manière très performante.

Deuxièmement : Le mot d'ordre auquel les hirakistes ont tenu comme élément fondamental de leur mouvement est silmia, c'est-à-dire non-violence. Et, de fait, pendant une très longue période cette silmia a été rigoureusement observée faisant la fierté et l'honneur des hirakistes. Or il n'est pas dans la nature d'une révolution d'être Silmia puisqu'elle a pour vocation de détruire un ordre établi et de menacer les intérêts vitaux d'une caste politique et/ou oligarchique dominante qui ne se laisse pas évincer sans résistance.

Troisièmement : Il n'est pas dans la nature d'une révolution d'être encouragée, accompagnée et protégée par les force de l'ordre, parce qu'elle est désordre, et qu'elle constitue une menace à l'ordre établie que les force de l'ordre ont pour mission première de le protéger. Or, à ses débuts, le hirak n'a pu vivre et progresser pacifiquement que grâce à la protection et l'accompagnement des forces armées. D'où le slogan dominant djaiche chaab khawa khawa.

Quatrièmement : Il n'est pas non plus dans la nature d'une révolution d'être festive et bon enfant. Or le hirak n'a jamais été une contestation ininterrompue avec occupation permanente et violente de places publiques comme fut le cas de la révolution égyptienne. Il s'est agi plutôt de sorties hebdomadaires, bien réglées et bien rythmées, limitées dans le temps entre la prière d'Adohr et celle d'El Asr, avec chants et danses jusqu'à devenir folklorique selon certains, ou une simple balade de weekend selon d'autres. Cinquièmement: Il n'est pas dans la nature de la révolution d'être dès le départ populaire, voulue et commandée par tous, seule une poignée d'hommes la décident, la mènent et l'incarnent à leurs risques et périls, dans le secret d'abord avant de la jeter dans la rue pour que le peuple la reprenne. Or le hirak s'est dit dès le départ être une génération spontanée, un bien commun de tout le peuple et qu'il ne peut avoir de chefs qui le commandent et qui l'incarnent. Conclusion: parce que le hirak n'est pas une révolution il n'a pas eu l'effet d'une révolution ni sur l'ordre établi, ni sur les institutions, ni sur les hirakistes qui se prennent pour des révolutionnaires sans jamais l'avoir été.

*Avocat