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Élections : cette abstention qui nous gouverne

par Djamel Labidi

De législatives en législatives, l'Histoire semble se répéter: l'abstention toujours et encore, et toujours et encore le maintien au premier plan des partis en place. Retour donc à la case départ ? Il faut se méfier des apparences.

J'avais écrit sur les législatives de 2017 un article (1) qui pourrait s'appliquer pratiquement mot pour mot, sur bien des points, à celles d'aujourd'hui. Qu'on me pardonne cette référence à un de mes articles mais je n'ai pas trouvé d'autres moyens pour retracer le cheminement qui m'a conduit à écrire celui-ci.

Le discours sur la fraude

La fraude était alors un postulat politique dans l'opinion politique dominante. J'avais cependant constaté un fait simple: l'absence de preuves matérielles d'une fraude systématique et à grande échelle malgré les nombreuses accusations des partis à ce sujet. Je me souviens alors des regards suspicieux auxquels j'avais eu droit en remettant en cause ce postulat dans l'explication des évènements électoraux. J'avais développé, en effet, à contrecourant donc de l'opinion générale, le point de vue qu'il n'était pas nécessaire d'avoir recours à l'explication par la fraude et autres théories complotistes (répartitions secrètes de quotas entre partis, «argent sale» etc.. ) pour expliquer le résultat des élections. L'explication résidait tout simplement dans l'abstention, une abstention massive. Elle faisait que les partis traditionnels électoralistes, FLN et RND, l'emportaient, quasi automatiquement, car dans le désert de la participation des électeurs, il suffisait que les nombreux militants de ces partis ( 500 000 par ex à l'époque pour le FLN) votent. Cela se reproduit aujourd'hui pratiquement dans les mêmes termes, avec probablement moins de militants de ces partis mais avec une abstention électorale plus grande. L'exemple le plus caricatural en est donné par la Kabylie où le boycott et l'abstention quasi-totale ont amené à l'élection d'abord des candidats du FLN et du RND.

Mais les interprétations complotistes des résultats électoraux ont eu la vie dure parce qu'elles répondaient aussi bien aux intérêts du pouvoir que d'une partie au moins de la classe politique. Le pouvoir avait intérêt à l'abstention qui lui assurait une majorité sûre. Le discours sur la fraude permettait à une partie de la classe politique de masquer ses échecs et son peu d'impact dans la société, ce qui est apparu par la suite clairement avec le Hirak.

En Algérie, les gens avaient commencé à ne plus voter avec l'arrêt du processus électoral de 1992. Ce traumatisme a laissé des traces profondes. Mais le phénomène est plus large. Il était visible déjà à l'époque que l'abstention était un phénomène qui allait en s'accentuant en Algérie et dans le monde.Il reflétait une crise de la démocratie représentative aussi bien dans les anciennes démocraties que dans les démocraties émergentes, et le besoin grandissant d'une démocratie directe. Partout, les gens exprimaient leur défiance envers les représentants parlementaires qu'ils accusaient d'oublier ou de trahir le peuple une fois élus. Cette crise s'est exprimée en Algérie, à travers le Hirak et dans beaucoup d'autres pays à travers des mouvements similaires. Le contexte aussi de la révolution technologique et des réseaux sociaux a favorisé cette tendance à la démocratie directe en la mettant à portée de clavier.

En Algérie, aujourd'hui, une nuée de responsables politiques, à tous les niveaux , ont cru pouvoir tirer profit du discours sur la fraude électorale en le flattant. Il avait été proclamé qu'il n'y aurait désormais plus «de quotas et de fraude comme cela avait été le cas jusqu'à présent et depuis des décennies». Discours populiste et opportuniste s'il en est. Mais les peuples, au fond, n'aiment pas ça. Ils n'aiment pas les explications qui les tirent vers le bas. Comment peut-on risquer de démoraliser tout un peuple, tout un pays, en lui disant que tout ce qui a été fait avant , c'est-à-dire tout ce qu'il a vécu avant, depuis son indépendance, était mauvais et corrompu. C'est irresponsable, et surtout c'est faux. Qu'on s'étonne après que des jeunes disent «qu'on les enlève tous !»

La preuve c'est que l'effet recherché d'un tel discours a fait long feu. Les résultats attendus n'ont pas été au rendez-vous. Le taux d'abstention a été encore plus grand. Non pas qu'il y ait eu fraude, mais parce que l'abstention est une tendance profonde. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce sont les partis électoralistes, ayant une base militante fidèle , qui ont d'autant plus émergé que la participation était encore plus faible.Une impression de retour à la case départ.

De la même manière , les explications complotistes ont d'autant plus refleuries qu'elles sont séduisantes et permettent de développer un discours hostile au pouvoir. Le pouvoir s'est retrouvé accusé de fraude électorale aussi bien pour les élections présidentielles que législatives alors qu'il avait cru y échapper en caressant dans le sens du poil le discours dominant sur les pratiques politiques de ses prédécesseurs, et en allant jusqu'à installer un système indépendant de gestion des élections, qui d'évidence ne laisse pas de place, ou peu, à la fraude. Rien n'y a fait.

«La vérité est reposante»

N'aurait-il pas mieux valu faire confiance à l'intelligence des Algériens, en élevant le niveau du débat, en ouvrant un débat libre et démocratique sur les causes de l'abstention, plutôt que d'avoir peur de celle-ci et des taux qui l'expriment.

Par exemple, pourquoi ne pas avoir donné deux taux de participation, l'un avec la Kabylie, l'autre sans la Kabylie. Les gens comprendraient. Cela ne veut pas dire séparer la Kabylie. C'est tout simplement évaluer l'impact du boycott en Kabylie sur les divers indicateurs des élections et mieux en comprendre le résultat. Il y a un proverbe chez nous qui dit «La vérité est reposante».

La vérité est que des taux d'abstention aussi importants que ceux actuels, et des dernières années (entre 60 et 80% ), expriment un problème grave de notre société, un problème structurel. Rien ne prouve, en effet, que les gens voteraient plus avec d'autres forces politiques au pouvoir, et dans une autre configuration politique que celle actuelle. C'est cela qui mérite réflexion désormais. Il ne faut surtout pas confondre abstention et boycott. Le Hirak n'est-il pas au fond l'expression de cette situation de la défiance envers toute représentation élue, envers tout intermédiaire. En Algérie, comme ailleurs, on ne vote plus, on marche.

Post scriptum

Cet article était terminé quand sont tombés, dans la soirée, les résultats des élections.

Première remarque, le taux d'abstention a été précisé, clarifié. C'est une bonne chose, une réaction salutaire. Deuxième remarque, le résultat des élections ne semble pas, comme à l'accoutumé, contesté. Ces deux faits à eux seuls témoignent d'un changement qui peut s'avérer important.

Comme dans les élections précédentes, l'abstention massive a reproduit les positions occupées par les partis en place. D'autres forces cependant ont commencé à émerger, notamment les indépendants.Alors, répétition de l'Histoire Retour à la case départ ? Il faut se méfier des apparences. Qu'on le veuille ou non, le Hirak a créé de nouveaux rapports de force, un nouveau contexte, qui agit et agira sur tous , le pouvoir exécutif comme le pouvoir législatif. Les parlementaires, les partis politiques, y compris les partis traditionnels sentent bien que quelque chose a changé. Le parlement va avoir désormais des pouvoirs sur le gouvernement, non pas théoriquement, du fait de la Constitution, mais pratiquement, du fait que l'élection des parlementaires s'est faite indépendamment du pouvoir exécutif. S'ils ne l'ont déjà fait, les députés prendront de plus en plus conscience de leur importance politique nouvelle dans leur rapport avec le pouvoir, dans le fonctionnement du pouvoir. Ce recentrage, certes hésitant mais inévitable du pouvoir vers le parlement, donnera au fonctionnement du pouvoir plus de transparence, moins d'opacité. Espérons que cela soit, là, l'une des voies qui contribuera à combler peu à peu le fossé de l'abstention.

1- «Législatives, question de logique», 22 mai 2017, Le Quotidien d'Oran