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Encore une fois, les clercs ont trahi*

par Mekideche Abdelkader**

Quand monsieur Mekri affirme sans rougir que c'est son parti politique qui le premier a appelé au hirak, alors que tout le monde sait qu'il était un parti de l'alliance présidentielle soumise au dictat de Bouteflika et de l'oligarchie qui avait fini par le dominer, qui ne s'était pas opposé au cinquième mandat et dont certains de ses représentants ont versé dans la corruption et font partie d'El 3issaba; et quand monsieur Bengrina fait une démonstration mathématique absurde, assure le paradis à tous les algériens et au-delà, et jette des bonbons à ses ouailles comme on jette des graines aux poules pour les nourrir et que ceux-ci se disputent la misère, dans un cas comme dans l'autre ces responsables politiques injurient le peuple, l'insultent et se moquent royalement de lui, de son présent et de son avenir.

J'allais dire qu'ils insultent son intelligence. Mais non. Ils parient sur son ignorance. Ils sont convaincus que d'intelligence le peuple manque. Sinon ils ne l'auraient pas traité de cette manière aussi avilissante, et ils auraient su que si par mégarde ils le feraient, il les lyncherait. Au lieu de quoi cette frange niaise de la population les ovationne, rempli leurs salles pour qu'elle les intronise demain.

Tout le peuple? Bien sûr que non. Il y'a parmi lui des millions de personnes instruites et qui sont suffisamment intelligentes: il y'a des étudiants qui marchent les mardis, et il y'a des intellos qui marchent les vendredis. Et il y'a aussi des centaines de milliers de fonctionnaires, diplômés, qui ne se sont jamais intéressés à la chose publique et que seule fait mouvoir un espoir d'augmentation de salaire. Bref: oui il y'a parmi ce grand peuple une élite intellectuelle qui sait faire de son esprit mais qui ne pèse pas grand-chose sur l'échiquier politique étant minoritaire et, souvent, désintéressée ou inconsciente des enjeux qui déterminent le destin de la société. Et comme la démocratie, réelle ou de façade, est soumise non à la loi de la qualité mais à celle du nombre, il s'ensuit forcément que les voix des élites ne remplissent pas les urnes et que in fine elles comptent pour des prunes.

Par le passé, cette élite a trahi. Elle assume une lourde responsabilité. Elle était, elle aussi, aussi mauvaise que l'élite politique, aussi vicieuse: ou absente ou assujettie où compromise. Elle n'a rien fait pour éveiller le pauvre peuple et empêcher qu'il se jette dans les bras des malandrins de la politique qui, à cause de son silence ou son incompétence, ont sévi et prospéré. Pourtant c'était son premier devoir, son seul devoir moral.

Le 22 février a bousculé cette élite et l'a réveillé de sa longue léthargie. Elle s'est finalement trouvé bon cœur, du courage et une vocation messianique. Elle croit, elle prétend, être en droit de guider le peuple. Dont acte. Mais trop tard. Ou peut-être trop tôt. Car, novice dans l'art de gérer la chose commune, il lui reste beaucoup à apprendre. Elle doit d'abord sortir de sa bulle et avoir l'humilité de marcher dans la boue, d'aller vers le peuple, dans son fief, dans ses zones d'ombre, en dehors du confort des grandes villes. Ensuite l'étudier, l'aimer, prendre conscience de ses soucis, de ses malheurs. Et enfin, pour le servir, savoir mettre sa raison pure au-dessus de ses passions folles. Eu égard aux grands dégâts que la société a subi et dont cette élite intellectuelle est en partie responsable, il lui reste beaucoup à faire pour nettoyer les écuries d'Augias. Aura-t-elle la passion et la patience nécessaire? On verra.

Mais dans l'immédiat, pour les échéances passées récemment et celles de demain, a-t-elle vu juste? A-t-elle bien agi? Ne s'est-elle pas prise de plus de passion que de raison? Et puis, ne sera-t-elle pas responsable de ce qui se passera demain? n'a-t-elle pas échoué dans sa stratégie révolutionnaire? Certains répondront que non, que le hirak est une belle idée que l'on ne peut pas tuer et qu'avec le temps cette idée donnera des fruits. Avec le temps? C'est possible, mais alors ce n'est plus la révolution. Et dans l'immédiat c'est Mekri, Bengrina, les ubus et les godillots qui vont l'emporter par défaut et c'est eux qui vont décider de l'avenir tant il est vrai que la nature a horreur du vide, en politique plus que partout ailleurs.

*Clercs: personnes très instruites auxquelles on assigne le devoir moral d'éveiller le peuple.

**Avocat