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Nos Ecoles normales supérieures : ces zones d'ombre

par Jamal Mimouni*

Discutons d'un sujet qui peut fâcher, la situation de nos Écoles Normales Supérieures distribuées à travers le territoire national, ces instituts de formation dépendants du Ministère de l?Enseignement Supérieur et dont la mission est de former les générations d'enseignants pour l'Éducation Nationale tous paliers confondus. J'ai enseigné à un de ces instituts au tout début de ma carrière et j'ai continué à le faire de manière intermittente ces dernières décennies, de même que j'ai interagi avec son corps enseignant et ses étudiants à travers conférences et ateliers de formation. Ceci me permet de dire que c'est une des missions des plus noble qui soit et c'est là où on trouve des gens au grand cœur qui ont fait du métier d'éducateur une véritable vocation. Le constat que je vais dresser du secteur avec tout mon investissement affectif ne pourra prétendre être neutre et il le ne saura d'ailleurs pas vu l'ampleur du sinistre qui l'atteint, secteur qui se devrait d'être le fleuron de l'éducation nationale.

Qu'a-t-on fait de nos meilleurs élèves ?

Ces quelque onze Écoles Supérieures réparties à travers le territoire national qui accueillent chaque année la crème des bacheliers, sont supposés former un corps d'enseignants d'élite à même de renouveler l'encadrement de nos écoles, collèges et lycées et pour lesquelles tout le monde se plaint de la qualité de l'enseignement dont une bonne partie de leurs effectifs ont été recrutés sur le tas, traînant aussi une flopée «d'anciens combattants» qui n'avaient pas les qualifications requises. Quoique pas aussi prestigieuse que les études de médecine, l'admission aux ENS exige une moyenne au bac de jusqu'à quatorze pour les postulants au niveau lycée en plus d'un entretien rigoureux. Ces étudiants privilégiés ont la garantie à la fin de leurs études d'obtenir un poste dans l'enseignement, malgré les tiraillements liés aux affectations comme nous l'avons vu il n'y a pas si longtemps avec leur longue et douloureuse grève nationale.

Pourtant à y bien regarder, ce sont des institutions coupées du monde universitaire, même si les programmes ressemblent pour les premières années à ceux de l'Université. Mais le contenu est trompeur tout est dans l'environnement intellectuel et l'attitude tant des enseignants que des étudiants et c'est là où le bât blesse. En effet, tout le monde se comporte comme si leur horizon cognitif était celui de l'éducation nationale, et au meilleur des cas où le plafond serait la Terminale. Étant mentalement conditionné par cela, ils perdent toute motivation à s'élever à un niveau de connaissance disons équivalent à la licence des établissements universitaires ordinaires. Le programme est allégé ou minimal, les exigences de performance calquées sur ce que leur seront demandés dans leur vie professionnelle de futurs enseignants avec peut-être un modicum de supplément de connaissance pour maintenir une « avance cognitive » sur leurs élèves futurs. La question lancinante et mortelle sur toutes les lèvres, voire sur toutes les bouches lorsque les exigences de performance supérieures est mis en débat : Mais pour quoi faire ? En fait après des discussions serrées avec des enseignants de l'ENS, ils s'avèrent que ce sont souvent eux-mêmes qui distillent cette vision restrictive aux étudiants et crée ainsi un climat de sous accomplissement.

Inutile d'ajouter que ces étudiants sont aussi hermétiquement coupés du monde de la recherche qui est pourtant une motivation importante des étudiants des formations régulières, motivation qui augmente en crescendo au fur et à mesure que ces derniers traversent les phases de Licence puis Master enfin Doctorat. Cette recherche peut certes être souvent qualifiée de bas niveau par rapport à ce qu'il fait dans les pays développés, mais cela est un autre sujet.

Des no man's land de la connaissance

Ainsi ces brillants étudiants au lycée s'ayant perçu une vocation de pédagogue vont vite perdre pied dans ces ENS et devenir de pales reflets de ce qu'ils furent dans leur parcours scolaire précédent. L'excellence se nourrit, et évoluer dans un environnement de non compétitif voire de nonchalance, tout en s'abreuvant d'autosuffisance laisse des traces parfois indélébiles.

Le test amer qui résume le tout est que leur niveau académique (laissant de côté leur formation pédagogique) est faible et parfois abyssal, aussi ne sont-ils pas compétitifs dans les concours universitaires nationaux d'accès aux spécialités. Ceci est illustré par le cas par exemple de l'Université de Constantine ou en interne il fut décidé, il y a de cela plusieurs années, d'exclure d'accès les étudiants des ENS de tous les Masters de physique. Cette mesure extrême qui semble être même en porte-à-faux avec les instructions ministérielles, a été justifié au vu de leur niveau trop souvent lamentable. Ceci renvoie encore plus ces étudiants à leur unique vocation d'enseignants du secondaire, leur fermant de manière hermétique leur horizon déjà limité. Certains par méchanceté leur reprocheront d'avoir troqué l'incertitude des études universitaires régulières pour la voie de la facilité et de la sécurité et qu'ils n'ont finalement que ce qu'ils méritent.

Ajoutons que leurs enseignants font largement partie du problème n'ayant souvent pas le niveau requis pour enseigner ces étudiants qui à la base sont brillants, et qui transforment ces ENS en No Man's Land de la connaissance. Ils leur inculquent un parcoeurisme et une discipline d'une époque révolue, sans aucune flexibilité ni aucun challenge cognitif véritable. Ainsi ils pourraient pour les physiciens ne pas avoir été exposé à des sujets quelque peu avancés, sans parler de rudiments de cosmologie moderne, les progrès récents en physique de la matière condensée, la physique des particules, tous ces domaines ou chaque année des prix Nobel sont décernés. Pour les biologistes, ils ont pu ne pas avoir été exposés à la théorie de l'évolution etc. Le problème est aggravé par le recours des ENS à des vacataires qui sont souvent des retraités de l'Université ou pire encore du secondaire et qui, véritables dinosaures, n'ont strictement rien à apporter. Le fleuve tranquille de la routine d'un enseignement ronronnant s'écoule durant toutes ces années de formation, stérilisant voire délétère. Sa source est la signature du contrat avec l'Education nationale au tout premier mois des études de l'étudiant, et son embouchure est le douillet poste d'enseignant en fin de formation.

Comment Sortir nos ENS de ce Bourbier ?

En fait il n'y a pas de solution simple, les acteurs eux-mêmes ne pouvant pas se «boots trappés» hors du carcan de l'horizon ultime qu'est pour eux l'enseignement secondaire. Tout en reconnaissant l'abnégation et la bonne volonté chez nombre des enseignants des ENS, ils n'ont cependant pas les ressources intellectuelles et en particulier une vision claire de leur mission pour se désembourber eux-mêmes.

Il est absolument vital que d'abord nos ENS réintègrent de fait l'enseignement supérieur, même si sur le papier ils ne l'ont jamais quitté. En premier lieu qu'ils reprennent contact avec le monde de la recherche scientifique. L'apprentissage dans le monde se fait désormais par la recherche dès le primaire ou l'esprit scientifique, la saveur et les joies de l'investigation sont inculqués. Il y a ainsi des programmes tels que la Main à la Pâte, Graines de Chercheurs, Premiers de Cordée pour les tranches d'âge allant jusqu'au lycée. Pour les étudiants tels que ceux de nos ENS, il faudrait organiser impérativement des Master classes, ce nouveau concept de formation, pour les initier à des aspects avancés de la recherche à la portée des lycéens et des étudiants en début de carrière. Ainsi participeraient-ils à de vraies expériences au CERN en physique des particules, à bord de l'ISS pour élaborer des produits nouveaux ou étudier des aspects de la physiologie de plantes et animaux en apesanteur... le tout souvent en simple mode remote. Il n'est plus permis de priver nos futurs enseignants, et par ricochet les élèves, des différents paliers de participer à cette entreprise exaltante que constitue la recherche qui se fait, même avec des contributions modestes.

Cela implique que la mission de ces étudiants ne soit plus confinée à enseigner du mieux qu'ils peuvent, mais aussi d'être des créateurs de connaissance. Il faut aussi impérativement encourager et faciliter aux meilleurs d'entre eux l'accès aux études supérieures par voie de détachement et non pas en double charge comme cela se fait actuellement pour la minorité à qui il est permis de poursuivre des études de Master.

Il faudrait aussi que les critères de recrutement du corps enseignant des ENS soient revus et que ces enseignants se doivent impérativement être des enseignants chercheurs, membres actifs de laboratoires au sein des ENS elles-mêmes ou une des Universités avoisinantes. Il faudrait enfin s'inspirer des institutions similaires dans d'autres pays tels que les ENS françaises qui dispensent une préparation intellectuelle intense centrée sur l'apprentissage et l'innovation, et qui sont devenus aussi des hauts lieux de la recherche académique. Ils organisent les concours d'agrégation et intègrent les études de doctorat dans leurs missions.

Il faudrait avant tout cela reconnaître que les ENS sont des zones « sinistrées », que l'on mette les moyens pour redresser la situation qui sera nécessairement une opération de longue haleine, et que l'on ne pratique pas la politique de l'autruche à leur égard.

*Département de Physique, Mentouri Univ. Constantine1