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Comment sauver l'État social ?

par Arezki Derguini

«El djeich ech chaab khaoua khaoua».« Sarahni, en'sarhek, mat'khaf menni, man'khaf mennek, ma tedhlemni, ma nedhelmek, samahni, en'samhek. Khoudh en'nassiha men khouk».

La thèse que je vais soutenir ici est la suivante : pour conserver à la redistribution la place qu'elle doit avoir dans un État social, il faut remettre de la réciprocité dans les relations sociales et accorder à la redistribution, à la consommation collective la place nécessaire à l'existence de services collectifs performants et au marché, à la consommation privée, la place nécessaire à une différenciation sociale et économique vertueuse.

Avec la stagnation de l'économie et la faillite de l'État social autoritaire, la « régression » vers des formes de solidarités sociales non étatiques (anciennes ou nouvelles) sera nécessaire, la solidarité nationale (subventions générales et transferts sociaux publics) et le fonctionnement régulier de l'État n'étant plus en mesure d'être assurés par les anciennes ressources. La réduction des subventions et la dégradation des services publics vont accroitre les distorsions sociales et spatiales. Il a résulté de la conjonction des trois faits suivants : processus d'abstraction des individus de leurs milieux sociaux et naturels, négation du débat social et de l'action collective, un ensauvagement de la société et un individu négatif qui vont prédisposer à la privatisation. Les « propriétaires » vont renoncer à partager (de savoir par ex) et les « sauvageons » vont refuser d'apprendre (de prendre maître). La privatisation et la vérité des prix vont amplifier la fragmentation de la société, sa défiance et l'archipelisation de son économie[1]. La réduction et la gestion des inégalités vont requérir de nouveaux cadres : une redistribution construite sur la base d'une réciprocité sociale consentie (qui suppose une construction de l'État social par le haut et par le bas), ou un État libéral autoritaire.

Cette « régression » nécessaire sera douloureuse parce que la solidarité nationale a été construite sur un déni de réalité : les solidarités institutionnelles ne peuvent reposer durablement que sur des solidarités sociales. Elles ne peuvent pas reposer simplement sur l'échange marchand. Ce n'est pas le marché qui décide de la solidarité, du consentement de la société à l'impôt, ni des dispositions sociales quant à l'égalité ou l'inégalité[2]. Ensuite, elle sera nécessaire, parce que les croyances sociales et les idéologies qui avaient soutenu la croissance et l'État providence entrent en crise. Le monde a adopté le mode de vie occidental qui se révèle non universalisable. Les hommes ne peuvent pas transformer indéfiniment le monde à leur image, en choses et en marchandises. La nature n'apparaît plus passive, gouvernée par des lois qu'il suffirait de connaître pour en devenir le maître. La croissance n'est pas éternelle et ses effets externes négatifs sont croissants[3].

Les sociétés les plus en difficultés structurelles sont celles qui ont détruit la réciprocité sociale en construisant la société par le haut et en lui imposant une différenciation de classes sociales. C'est le cas de ce que j'appellerais les sociétés guerrières hiérarchiques construites sur le modèle de l'Église catholique et sur les ruines de l'Empire romain. Les solidarités de classe se sont imposées jusqu'à ce qu'avec la globalisation et la polarisation du marché du travail, celle ouvrière se défasse pour ne plus faire contrepoids à la coopétition des grands propriétaires de capitaux. Ces sociétés construites par le haut s'efforcent d'innover dans des formes nouvelles de solidarités en préservant toutefois les asymétries sociales traditionnelles fondamentales. Elles échouent de ce fait à reprendre le processus de différenciation/indifférenciation de la société, nécessaire à sa cohésion, en fonction des nouvelles conditions de production et de marché. Avec l'essoufflement de la structuration par le haut, conséquence de la perte des marchés extérieurs, la structuration de la société qui ne disposait plus du moteur de la réciprocité ne peut plus s'ajuster aux nouvelles conditions.

Les sociétés les moins éprouvées par la crise sont celles où les solidarités sociales, les dispositions égalitaires ont soutenu l'interdépendance économique. Elles sont celles où la réciprocité[4] a permis l'adaptation des structures aux nouveaux enjeux de la solidarité et de la compétition. Même si de telles solidarités n'apparaissent plus pour ce qu'elles étaient, elles procèdent des mêmes dispositions sociales et participent d'un climat social plus propice à la solidarité nationale. Elles cristallisent momentanément dans des formes traditionnelles de solidarité lorsque le jeu de la réciprocité sociale, l'hospitalité et la redistribution ont des difficultés[5]. Dans les termes de Karl Polanyi, les sociétés résilientes sont les sociétés où la redistribution s'est soutenue de l'expérience de la réciprocité sociale et non du seul marché (marchés souvent conquis par la force). La redistribution accorde alors à chacun, selon la réciprocité sociale admise, ce que le marché ne peut pas et ne doit pas donner. L'incapacité du marché à soutenir la redistribution, de la société à consentir à l'impôt, tient aux relations asymétriques de domination qui excluent la réciprocité et minent la solidarité sociale. La « régression » vers des formes « primaires » de solidarité est inévitable lorsque les dispositions sociales, la réciprocité, ne permettent pas le réajustement du rapport du marché et de la redistribution. La question devient alors : la réciprocité, entamée par la construction autoritaire de la société, trouvera-t-elle sa place à la base du marché et de la redistribution pour ajuster leurs rapports étant donné les nouvelles conditions de production et de marché.

Marché (national) et capitalisme ont évolué ensemble en Occident (F. Braudel). Les sociétés européennes ne sont pas des sociétés d'égaux (F. Braudel, G. Duby). La démocratie et le système représentatif ont suivi avec l'équilibrage des forces politiques entre les classes sociales. Lorsque le système interétatique a compris toutes les populations du monde, que l'État-nation s'est universalisé, les sociétés dont le marché était autocentré ont associé celui-ci au système démocratique du fait du poids de l'armée industrielle du travail face aux grands propriétaires. Le marché est avant tout un marché politique, il devient économique (dans le sens où il est réglé de manière objective par les marchands) ou ne le devient pas. Il est instauré, organisé par une puissance publique. Comme marché politique il a été construit par les États précapitalistes, il a été converti comme marché économique par les compétitions nationales, les marchands et les armées industrielles du travail. Les sociétés postcoloniales n'ont pas de système démocratique parce que leurs élites n'ont pas réussi à transformer leurs populations rurales en marchands et en armées industrielles du travail, et leurs ressources en capitaux. Autrement dit, le marché politique n'a pas été transformé en marché économique autocentré.

Avec la globalisation c'est l'unité nationale du marché et du système politique qui est mise en cause. L'économie, les marchands, déborde le contrôle du système politique. En même temps que se défait le contrepoids au capital que constituait l'armée industrielle du travail avec la polarisation du marché du travail. On assiste à un désajustement de l'espace politique et de l'espace économique[6] en même temps que se divisent les croyances et les consciences qui sous-tendaient l'espace politique. Les anciennes puissances coloniales incapables de maintenir leurs marchés extérieurs sont en crise. Une crise économique (ralentissement de la croissance) et une crise politique (crise des croyances politiques dans la croissance indéfinie, dans le système représentatif, dans l'égalité avec la multiplication des asymétries sociales et spatiales) apparaissent.

Sans la réciprocité qui fonctionnalise les asymétries sociales[7], qui fait la juste part du marché et de la redistribution, de la compétition et de la solidarité, le marché national n'est plus en mesure d'assurer une politique publique de redistribution nécessaire à la solidarité nationale. La maîtrise des ressources économiques, dont leur distribution par les forces politiques, échappe au contrôle du système représentatif.

L'unité du marché et de la démocratie n'était pas sans rapport avec le nationalisme qui surdéterminait la division de classes. État, marché et démocratie se soutenaient mutuellement. La naissance des États et des marchés nationaux n'est pas sans rapport avec la compétition du nationalisme des États[8]. Le socialisme est la version autoritaire de l'instauration d'un marché national, sans conquête de marchés extérieurs. C'est l'État et le marché sans la démocratie[9]. La société dominante se révélant incapable de conquérir des marchés extérieurs, elle ne se trouve pas en mesure d' « acheter la paix sociale ». L'État postcolonial assure la fonction de l'État monarchique, mais parce qu'il n'a pas la place qu'avait celui-ci dans la compétition internationale, il se révèle incapable de créer une armée industrielle du travail. La Chine a réussi à monter une armée industrielle au contraire des socialismes d'autres pays. À la différence de l'Union soviétique, la Chine pouvait compter sur des traditions sociales, urbaines et industrielles qui ont pu être mobilisées par l'étatisme pour conquérir des marchés extérieurs et « acheter la paix sociale ». Le nationalisme anglais ou français derrière l'expansion de leurs marchés ne s'était pas érigé en forme idéologique dominante. Son idéologie était celle d'une idéologie de combat universaliste (mais avec des instruments bien nationaux) qui leur permettait l'ouverture des marchés extérieurs quand cela n'était pas par la force. C'était un libéralisme civilisateur teinté d'esclavagisme, de nationalisme et de racisme. Le nationalisme économique, expression de l'unité d'un monde marchand conquérant, était réel et marchait dans les pas du libéralisme. Des penseurs allemands ne s'y sont pas laissé prendre[10]. Le libéralisme allemand a eu besoin d'être davantage teinté de nationalisme pour émerger et se stabiliser, et la société a moins cédé à l'individualisme.

Les anciennes puissances industrielles reprochent à l'État chinois son soutien au marché, elles croient pouvoir faire oublier l'histoire de la construction de leurs marchés. Les États-Unis d'Amérique s'en trouvent réduit à déclarer une guerre économique pour rester maîtres de la globalisation, autrement dit des marchés qui lui sont disputés.

Maintenant que l'expansion de leurs marchés se heurte à des limites internes (stagnation de la demande) et externes (perte de positions dominantes sur les marchés extérieurs), nous assistons à une impuissance du politique à assurer ses anciennes charges. La crise économique dans les sociétés réactives se manifeste par un repli politique nationaliste. L'État-nation ne pouvant plus mobiliser de ressources économiques pour assurer la cohésion sociale doit recourir à d'autres ressources en matière de solidarité. Le nationalisme prend le pas sur le libéralisme et doit se défendre du libéralisme des autres. Le marché apparaît dans sa nature politique, il doit être défendu politiquement. Ainsi peut-être dit le nationalisme qui parcourt le monde aujourd'hui, qu'il soit celui des classes subalternes ou des classes supérieures. Le marché économique à lui seul ne peut plus soutenir une redistribution qui assure une solidarité nationale dans une société aux fortes asymétries. La division marchande du travail, in abstracto, n'intègre plus l'ensemble de la société du fait de la stagnation de la production face à la croissance des besoins, il faut faire appel à des solidarités (familiales ou communautaires) ou à des asymétries sociales non marchandes (l'étranger par exemple qui ne bénéficie pas des mêmes droits sur le marché du travail) pour rétablir l'inscription du rapport marchand dans le rapport social, assurer leur cohésion, en établissant une autre distribution de l'activité sociale. Le consentement à l'impôt exprime un sentiment social de solidarité qui s'est détaché des formes qui sont à son origine. Du point de vue du libéralisme d'une société de classes, à défaut de l'acceptation d'une certaine réciprocité, il y a là comme une régression vers des formes prépolitiques de solidarités sociales qu'il s'était efforcé de combattre pour s'imposer à la société et au monde. C'est le retour de croyances que l'on croyait dépassées : croyance du droit du sang, croyances religieuses, en même temps qu'un déclassement des anciennes élites qui pour la défense de leur position s'en tiennent à leur croyance politique et à une vision régressive des solidarités sociales autres que marchandes. C'est le recours au « nationalisme ethnique » par les classes subalternes et les classes moyennes laminées pour recomposer les rapports sociaux et le marché. Car le véritable enjeu est là : que faire avec un marché du travail marqué par la polarisation, sur quelle réciprocité établir le rapport entre marché et redistribution, pour recomposer les rapports sociaux et obtenir une nouvelle cohésion sociale.

Un tel repli « identitaire » apparaît difficile pour des sociétés qui pouvaient mettre leur nationalisme en sourdine et combattre le nationalisme et l'identité des autres pour conquérir leurs marchés autrement que par la force. Il s'effectuera à reculons. Le marché et la redistribution qui assuraient la cohésion sociale ne sont plus en mesure de le faire, il faut recourir à d'anciennes croyances que l'on croyait révolues pour réinstaurer la solidarité. Ce dont ils auront de la peine, ayant affaibli leurs solidarités sociales. Nous sommes alors en présence d'une véritable régression. Parce que l'on continue de tenir à des croyances fausses (progrès indéfini, solidarité marchande abstraite). Ce n'est pas un hasard si les sociétés les plus homogènes et les plus égalitaires sont celles où le développement des asymétries du développement industriel ne s'est pas effectué contre la réciprocité dans les liens sociaux, qui n'ont pas eu besoin d'opposer les différentes solidarités et la croyance politique aux autres croyances. En ces temps de resserrement des contraintes marchandes, on voit dans quelques pays scandinaves resurgir les croyances non politiques (droit du sang, religion), jusqu'ici latentes, venir en soutien de la croyance politique (unité nationale et démocratie).

La crise politique consiste dans une crise de la croyance politique que ne justifient plus ses accomplissements, sa productivité. Elle s'avère illusoire. L'historicité de la croissance se fait de plus en patente. Le système représentatif n'unit plus classe politique et société. La croyance commune se défait et est diversement vécue par les élites et le reste de la société. Les catégories portées par la globalisation et sa solidarité marchande[11] restent attachées à l'ancienne croyance libérale et à ses avantages à défaut de disposer d'une nouvelle croyance et les catégories déclassées par la globalisation se replient sur une idéologie nationaliste. La croyance politique que partageaient globalement l'élite et la société mixait libéralisme, nationalisme et social-démocratie. La social-démocratie se défait et le nationalisme se fait plus agressif.

La globalisation qui s'accompagne de l'émergence de nouveaux acteurs qui disputent les marchés aux anciennes puissances et qui se caractérise par une polarisation du marché mondial du travail, d'un ralentissement de la croissance sont à l'origine des crises économique et politique. La globalisation touche des limites : l'archipelisation du monde bute sur les anciennes frontières[12], la distribution du pouvoir d'achat mondial n'est plus soutenable avec la nouvelle distribution de la population mondiale au-delà de l'opposition entre pays riches et pays pauvres. Les riches n'enrichissent plus les pauvres qui s'appauvrissent à l'échelle mondiale à l'exception de quelques puissances émergentes. Mais un tel processus chez ses puissances apparait en voie de ralentissement. La Chine réussira-t-elle à enrichir davantage sa population ? Cela ne semble plus évident depuis quelques années, depuis la réapparition des nationalismes sur une large échelle, jusque chez les anciennes puissances aux marchés importants, tels les États-Unis d'Amérique. Tout dépend du rapport qu'entretiendra la Chine avec sa propension impériale et la réciprocité sociale. La démocratie athénienne était une démocratie ethnique, le nationalisme et la démocratie des États-Unis d'Amérique sont de même nature ethnique. Jusqu'aux pays d'Amérique latine aujourd'hui (ex. de la Bolivie). Avec l'émergence des classes subalternes et des masses indigènes, le passé colonial resurgit. Les colonialismes en Afrique ont combattu la formation de tels nationalismes et de telles démocraties. Le Botswana y a échappé en passant au travers de la concurrence entre deux colonialismes[13].

Le repli nationaliste conduit à une réactivation des croyances identitaires dans le but de reconfigurer les marchés, la redistribution et les rapports sociaux. Y réussira-t-il ? La réalisation d'un tel espoir est moins sûre. L'idéologie socialiste étatiste a constitué chez certaines sociétés postcoloniales le moyen de protéger leur marché national en rejetant le libre-échange et le libéralisme du néocolonialisme. On ne peut pas dire davantage des socialismes étatistes. Ont-ils réussi ? Le résultat est devant nous. Le socialisme chinois a pu convertir son marché politique en marché économique, car il a compté sur la conquête de marchés extérieurs en associant marché économique et marché politique sans se soumettre à l'idéologie libérale occidentale faisant prévaloir l'individu sur la communauté, le libéralisme sur le nationalisme, le marché économique sur le marché politique.

L'enjeu de la crise mondiale actuelle consiste bien dans une reconfiguration des marchés et de la redistribution qui puissent permettre une autre distribution du pouvoir d'achat mondial étant donné les nouvelles conditions de production.

La croyance politique selon laquelle le marché peut porter la cohésion sociale sans reposer sur des solidarités non marchandes ne peut plus être prise au sérieux. Elle a fonctionné pour détruire les résistances à la pénétration de marchés extérieurs dans les sociétés qui ne voyaient pas en l'échange libre un instrument de puissance, quand derrière le mythe de l'échange libre se cachait la réalité de l'échange inégal, asymétrique. Le libéralisme qui opposait solidarité marchande et solidarité non marchande est essentiellement un produit idéologique des sociétés impériales qui voyaient dans les communautés des entraves à l'expansion de leurs marchés. À l'appui d'une telle thèse, les sociétés les moins inégalitaires apparaissent comme les plus homogènes ethniquement et religieusement : les pays scandinaves et les pays d'Extrême-Orient. Telles des sociétés où les croyances politiques équilibrent et polarisent l'ensemble des croyances. Les croyances d'une société sont des ressources. Si la croyance politique ne réussit pas à les mobiliser, à les polariser, ses conditions de félicité sont compromises.

Les sociétés postcoloniales ont été victimes d'une telle idéologie néocoloniale. Le socialisme dans sa politique de construction autoritaire d'un marché économique a lui aussi combattu les anciennes solidarités qu'il a considérées comme des ressources adverses. Les nouvelles sociétés industrielles les ont au contraire mobilisées, elles ont cessé d'opposer tradition et modernité. La Chine actualise ses anciennes croyances et solidarités. En Afrique, on peut citer le rare exemple du Botswana.

Au cœur du libéralisme, il y a la croyance selon laquelle la réussite marchande personnelle passe par le service d'autrui. Servir son intérêt, c'est s'enrichir de nouveaux clients, c'est élargir leur cercle. L'élargissement de ma liberté nécessite l'élargissement de la liberté d'autrui. C'est cette croyance qui a été corrompue. Adam Smith, ledit père du libéralisme récusait le colonialisme. Il faisait de la sympathie le ressort de la cohésion sociale et de l'intérêt le gage de la réussite économique. Il distinguait réussite sociale et réussite économique. L'égoïsme est ce qui permet une individualisation, une clôture et un équilibre des comptes. L'égoïsme préside à la cohérence du marché et la sympathie préside à la réciprocité et à la redistribution. La fameuse citation du boucher[14] ne doit pas être vue du point de vue de l'individu social, mais de l'individu économique. Il faut la juxtaposer avec une autre citation d'Adam Smith : « Aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable. », autrement dit dans laquelle une partie privilégiée est indifférente au sort d'une autre défavorisée. L'individu n'est pas d'une nature égoïste, sans empathie, il ne pourrait pas faire société. Il est multiface. L'individualisation des comptes, leur équilibre et leur élargissement supposent un comportement centré sur soi. À la suite d'Amartya Sen, il faut penser que l'agrégation des comptes ne peut pas être une simple sommation. Le boulanger est aussi père de famille, membre d'un groupe, etc.. Les personnages sont intriqués. À la suite de K. Polanyi, il faut penser qu'il faut réencastrer le marché dans la société. Le profit n'est pas une fin sociale en elle-même, il est un moyen. C'est une fin de l'accumulation, indispensable avec la croissance de la population et de ses besoins. Elle n'est pas toujours celle de la société et de la justice sociale. Du reste profit, efficacité et justice sociale, équité ne s'opposent pas radicalement. Il devient de plus en plus patent que les organisations aux relations les moins asymétriques sont les plus efficaces. La réciprocité replace les asymétries sociales entre les entreprises et au sein des entreprises dans leur justification fonctionnelle, elles garantissent le bon fonctionnement et le bon résultat de l'entreprise. La redistribution corrige les effets globaux non désirés des asymétries sociales fonctionnelles.

La construction par le haut de la société sur le mode de la société aristocratique (le bas imite le haut) dans une société qui n'en était pas une, par une élite qui n'avait rien d'aristocratique pour être imitée, a perverti les valeurs sociales en séparant intérêt particulier et intérêt général. Les intérêts particuliers ne s'identifiant pas dans celui général (la formation d'une industrie nationale), ce dernier a été mal servi par les premiers et a finalement mal servi la majorité. Il n'a pas servi les intérêts de toute la société, mais ceux d'une minorité. Il n'a pas servi à la formation d'une industrie nationale. C'est cette construction par le haut de la société dans une société (élite comprise) qui n'y était pas disposée qui explique les échecs de l'autonomisation de l'économie, de l'industrialisation et de la formation d'une armée industrielle du travail. Au lieu de servir les siens en servant autrui sur le vrai mode libéral où marché et redistribution comptent la réciprocité en leur fondement, on a servi l'État (en fait le substitut du monarque) et nous avons créé une cour et ses clients incapables d'entraîner l'ensemble de la société.

Notes

[1] Pierre Veltz, Mondialisation villes et territoires : une économie d'archipel. PUF, Paris, 1996, 2014. Voir entretien 2018 : https://journals.openedition.org/metropoles/6309.

[2] On peut citer comme exemples le Japon et la Suède. Ils correspondent parmi les sociétés industrielles à deux sociétés relativement égalitaires, le premier consentant à de faibles écarts de revenus, le second à une forte redistribution. Voir Richard Wilkinson et Kate Pickett. Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous. Post-scriptum. Différences culturelles ? Les Petits matins, 2013. homme.org/sites/default/files/publications/131029_legalite _est_ meilleure _pour_tous_y _compris_pour_ lenvironnement. pdf

[3] On citera le travail fondamental de Nicholas Georgescu-Roegen, et son ouvrage «La décroissance. Entropie, Ecologie, Economie.» http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_ roegen_nicolas/decroissance/decroissance.html. Des auteurs de plus en plus nombreux parlent d'anthropocène, voir Wikipedia.

[4] J'entendrai ici par réciprocité une interaction de codétermination. Compte tenu, bien entendu, des concepts de Karl Polanyi (réciprocité, redistribution et marché) que je m'approprie et sur lesquels s'appuie ma réflexion. Je fais cependant excéder au concept de réciprocité le champ dans lequel Polanyi et d'autres à sa suite l'inscrivent.

[5] On peut citer les exemples du Danemark avec les caricatures de Mahomet et de l'émergence du nationalisme dans les pays scandinaves.

[6] Selon l'économiste du développement Dani Rodrik, « Finalement, la crise est encore une autre manifestation de ce que j'appelle « le trilemme politique de l'économie mondiale » : globalisation économique, démocratie politique et les États-nations sont mutuellement irréconciliables. Pas plus de deux axes ne peuvent agir concomitamment. La démocratie n'est compatible avec la souveraineté nationale que si la globalisation est bridée. Si nous encourageons la globalisation tout en conservant l'État-nation, nous devons alors saborder la démocratie. Et si nous voulons globalisation et démocratie, nous devons écarter l'État-nation et nous efforcer de renforcer la gouvernance internationale. » in « Leçons grecques pour l'économie mondiale ». https://www.project-syndicate.org/commentary/greek-lessons-for-the-world-economy/french?barrier=accesspaylog. Voir aussi notre article Structure sociale, marchés et démocratie https://www.huffpostmaghreb.com/entry/sociale-marches-democratie_mg_8179276

[7] Une asymétrie sociale est alors justifiée par sa fonction sociale. L'inégalité, la différenciation est admise en tant qu'elles améliorent le sort des plus défavorisés. Comme inscrit par exemple dans le second principe dit de différence de la théorie de la justice de John Rawls : Les inégalités sociales et économiques doivent être agencées de sorte qu'ils sont à la fois au plus grand bénéfice des moins favorisés, et que les positions soient ouvertes à tous dans des conditions d'égalité des chances.

[8] Je fais mienne la distinction entre État-nation et nation-État de Juan Luiz quand je parle de construction par le haut et construction par le bas. Voir Mohammad-Saïd Darviche : « Sortir de l'État-nation : Juan Linz avec et au-delà de Max Weber » http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2006-1-page-115.htm.

[9] Dans leur nouveau livre Acemoglu et Robinson « The narrow corridor » (2019), cite comme exemple la famine qui a frappé la Chine entre 1960 et 1961 qui a résulté des « marchés du parti ».

[10] Friedrich List. Système national d'économie politique. Préface d'Emmanuel Todd. Gallimard, 1998. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111146n.image

[11] Émile Durkheim parle de solidarité organique qu'il oppose aux solidarités traditionnelles qu'il dit mécaniques.

[12] Voir le comportement électoral de la métropole Londres et du reste du pays quant au Brexit.

[13] Voir Acemoglu et Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté : pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres », Genève. (2015) Chapitre 14. Briser le moule. Trois chefs africains, pp. 330-507.

[14] « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu'ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)