Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Redistribution de cartes au Proche-Orient: La Turquie met fin au projet du Kurdistan syrien

par Abdelhak Benelhadj

« C'est lorsque la mer se retire que l'on voit ceux qui se baignent nus. » Warren Buffet

Le retrait (très relatif) des troupes américaines de Syrie et le début de la campagne militaire turque contre ce que Paris tenait pour de précieux alliés ne sont peut-être pas seulement un épisode de plus dans la crise syrienne qui a commencé

en 2011. Il est possible que ces événements annoncent le début de changements importants dans les relations entre les principaux antagonistes (directs et indirects) de cette crise au Proche-Orient dont il est difficile de mesurer la portée.

A l'annonce du retrait des soldats américains, plus que tout autre pays, stupéfaite, la France politique et médiatique, est plus que frustrée. Elle fulmine contre Erdogan, contre Trump et, comme d'habitude, contre Assad. A l'Elysée, on s'agite et on se cogne contre les murs d'une stratégie américaine mouvante et « imprévisible ». L. Fabius et F. Hollande ont connu une déconvenue identique au cours de l'été 2013. Eux, qui rêvaient de codécision, ils ne sont informés que lorsque les décisions sont déjà prises et en cours d'exécution.

E. Macron est exaspéré contre D. Trump, comme F. Hollande l'avait été contre Obama : en 2013, à la dernière minute, les Etats-unis ont renoncé à bombarder la Syrie, alors que celle-ci avait franchi « une ligne rouge » que la Maison blanche avait elle-même tracée et que la France était toute prête à intervenir. F. Hollande la rage au ventre y a renoncé tout simplement parce que la France ne s'est pas donnée les moyens de mener une politique extérieure autonome avec des moyens propres à lui donner une liberté d'action, hors des contraintes de tout pacte d'alliance. Il en coûte d'oublier de Gaulle.

Le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian (alors ministre de la défense dans le précédent septennat) a connu cela deux fois. C'est sans doute pourquoi il a annulé lundi 14 octobre de sa venue au Stade de France, au match de football éliminatoire de l'euro 2020, laissant la ministre des Sports Roxana Maracineanu représenter seule l'exécutif français en tribune officielle, où se trouvait son homologue turc. Hélas ! La fuite ne résout rien.

L'Amérique cogite et décide, seule, sans inviter à sa table ses « alliés » aussi mal traités, tenus pour acteurs mineurs, pour vassaux négligeables. Le gradient de la puissance détermine la hiérarchie de la décision.

Le Général avait déjà connu semblable situation à la veille du « Jour le plus long » en juin 1944, maintenu à l'écart d'un événement de première importance qui se déroulait pourtant sur les rives de Normandie. F. Roosevelt ne supportait pas ce militaire qui se prétendait chef sans l'onction du suffrage universel et qui prétendait de surcroît vouloir faire participer son pays à la victoire sur le Reich alors que celui-ci a collaboré formellement et réellement avec lui.

La colère de l'Elysée, aussi spectaculaire que stérile et sans réelle portée, exprime la frustration de l'incapacité. Plus E. Macron s'agite et communique à tout va pour donner le change à son opinion publique, plus il dévoile et expose au grand jour son impuissance.

Ayant placé ses forces armées sous commandement américain et -disons-le- leur souveraineté entre les mains de leur « grand allié » omnipotent, les autorités françaises se retrouvent un peu dans la situation des Kurdes, en totale incapacité d'agir sur leur destin, en dépendance de l'Amérique qui décide seul sans les consulter.

D. Trump se permet même une pointe d'ironie à l'adresse de son homologue français qu'il considère avec un sourire narquois :

« Après avoir vaincu à 100% le califat du groupe Etat islamique, j'ai retiré l'essentiel de nos troupes de Syrie », a-t-il écrit.

« J'ai dit à mes généraux, pourquoi devrions-nous nous battre pour la Syrie et Assad afin de protéger le territoire de notre ennemi ? Quiconque veut aider la Syrie à protéger les Kurdes, pas de problème pour moi, que ce soit la Russie, la Chine ou Napoléon Bonaparte. »

En quoi l'Empereur mériterait-il une si méchante raillerie ? D. Trump, qui a déjà fait la démonstration de sa vaste culture générale (mais un président si puissant en a-t-il vraiment besoin ?), fait sans doute référence aux glorieuses défaites napoléoniennes.

Après Aboukir, Waterloo, Trafalgar et Mers El Kébir, l'Elysée fait figure de réclusion à Sainte-Hélène. D'autant que la cour des Invalides, à l'ombre de la statue de Napoléon, n'a jamais été autant fréquentée par un président honorant de nombreux cortèges funéraires.

D. Trump en fait à son aise : il taxe de plus de 7Mds$ Airbus (alors que Boeing est englué dans les ennuis technique de son dernier 737), l'huile d'olive espagnole, l'automobile allemande, vin français, l'aluminium européen... Sans que le « vieux » continent ne puisse répliquer.[1]

Toutefois, que les atlantistes européens se rassurent : l'« isolationnisme » américain est un mythe bien entretenu par des médias catastrophistes et mal intentionnés. Jamais les Etats-Unis ne renonceront à la domination du moindre kilomètre carré d'une planète qu'ils considèrent désormais comme relevant entièrement de leur espace stratégique participant de leur sécurité nationale.

Même les extraterrestres l'ont compris : ils débarquent tous aux Etats-Unis et maîtrisent toutes les subtilités du globish, avec l'accent du Texas.

Et pour ce qui du Proche-Orient, le Pentagone y dispose avec ses « flottes » (la Vème basée à Bahrein et la VIème à Gaète (Italie), sur un territoire très exigu, de quoi vaincre -sur le papier- n'importe quelle armée de n'importe quel pays du monde.[2]

Que Chinois, Russes ou Iraniens en contestent la légitimité, cela tombe sous le sens. Cela fortifie les Américains dans la pertinence de leur conception du monde et conforte le système militaro-industriel US dans la constance de ses profits.

Le sort des « supplétifs »

Après avoir été utilisés pour combattre DAESH et réduire l'influence de Damas en l'amputant de surcroît d'une partie du territoire syrien, les Kurdes sont abandonnés, comme l'avaient été naguère les Kurdes irakiens sur lesquels Saddam Hussein a exercé une féroce répression pour avoir trahi Baghdad.

Ainsi finissent les supplétifs dans un univers hobbesien, jetés sans ménagement après usage.

La Turquie rend un grand service à la Syrie en obligeant les Kurdes, pris sous deux feux, à se soumettre à nouveau pieds et poings liés à l'autorité de Damas.

C'est pourquoi, il est inconcevable que Ankara et Damas (la Russie en interface veille, si besoin est, à ce que cela ne se produise pas[3]), en viennent à un véritable conflit armé.

Ce n'est dans l'intérêt d'aucun des deux protagonistes.

Les déclarations à Hurriyet de M. Erdogan le reconnaissent bien volontiers, par exemple à propos de la récupération par les forces régulières syriennes de la localité de Minbej. « Pour moi, l'entrée du régime dans Minbej n'est pas un (développement) très, très négatif. Pourquoi ? Parce que c'est leur territoire ».

En revanche, écraser les Kurdes et éliminer leur projet de constitution d'un foyer national à la barbe des Turcs tout en mutilant la Syrie d'une partie de son territoire, base à partir de laquelle il leur était permis d'espérer d'achever le régime de Damas, convient identiquement aux deux partis.

La France et Israël en sont pour leur frais, même si la destruction de la Syrie est aujourd'hui, après 8 ans de conflit est presque totalement accomplie. Convenons en, ce pays ne représentera plus, et pour longtemps, le moindre danger, ni pour Israël, ni pour qui que ce soit d'autre.

Après l'Irak et la Libye, la Syrie -quoi qu'on pense- a échappé (dans quel état !) à l'« hiver arabe ».

Baghdad et Damas les villes-civilisations plurimillénaires, dont la naissance remonte aux débuts du néolithique brillent encore, après les hordes de Gengis Khan (au XIIème siècle) et maintenant l'assaut des barbares venus d'Occident.[4]

Sans l'assistance (évidemment intéressée) de la Russie[5], de l'Iran et de Hezbollah, il était à peu certain que Damas aurait sombré.

Toutefois la question reste posée : pourquoi donc les Américains ont-ils abandonné leurs « supplétifs » kurdes et ont donné indirectement leur feu vert à Erdogan, l'autorisant à librement agir dans le nord de la Syrie ?

Car jamais Ankara, qui héberge des bases américaines d'importance majeure, n'aurait pris cette initiative sans l'aval de Washington.

Tous les observateurs et les acteurs mettent étrangement sous silence que le retrait militaire américain repose sur un viol du droit international et de la Charte des nations Unies.

Personne ne semble s'apercevoir que la présence des soldats étrangers (américains ou français - inutile d'évoquer les bombardements d'Israël qui ne rende plus compte à quiconque et agit comme bon lui semble en toute impunité) sur le territoire d'un membre de la communauté internationale, sans mandat express du Conseil de sécurité, est parfaitement illégal.

Il faudra sans doute attendre pour connaître tous les ressorts de cette affaire. Mais quelques questions-hypothèses peuvent être formulées.

D. Trump serait-il surtout préoccupé par sa réélection et son image auprès de ses électeurs ?

Envisage-t-il comme le suggèrent certains de rééditer l'entourloupe qui a entraîné Saddam dans l'abîme, en lui faisant croire à l'indifférence totale de Washington quant aux différends entre Arabes ? La Turquie d'Erdogan serait-elle prise dans un piège identique à celui qui fut tendu à l'Irak de Saddam Hussein, par l'ambassadrice américaine en Irak, April Glaspie, l'autorisant implicitement à envahir le Koweït en janvier 1990 ?

Les Etats-Unis de Clinton et ceux de Trump afficheraient-ils une indifférence dans un premier temps pour se donner les prétextes à intervention dans un second afin de détruire la Turquie d'Erdogan comme ils avaient détruit l'Irak de Saddam ?

Aussi séduisante soit-elle, cette analogie ne semble pas correspondre à la situation actuelle. Il manque bien des pièces au puzzle, mais il y a des arguments qui distinguent les deux situations. La Turquie a une envergure dont l'Irak de Saddam ne s'est jamais prévalue. De plus, Ankara est membre de l'OTAN et son poids économique, ouvert aussi bien sur l'Asie Centrale que sur l'Europe, en dépit des controverses -dont celles que nous examinons ici-, est bien supérieur à celui qui fut celui de l'Irak.

Par ailleurs, la présence de la Russie plus engagée que jamais dans la région, pèse plus aujourd'hui, même dans un format objectivement plus réduit, qu'à la fin des années 1980 au moment où l'Union Soviétique de Gorbatchev se retirait d'Afghanistan et se préparait à administrer son effondrement.

Le contexte international.

1.- La Turquie européenne n'est plus d'actualité.

L'Europe a décidé de renoncer à incorporer en son sein ses propres frontières. Il est vrai qu'avec une « frontière » de près de 90 millions de musulmans dans un contexte de xénophobie et d'islamophobie hystérique, l'utopie en est plus à l'érection de « murs » qu'à la jetée de ponts.

Après avoir en 1999 reconnu et déclaré la vocation européenne de la Turquie (candidate depuis 1987), l'Union a ouvert des négociations dans le cadre du processus de Copenhague.

Ouvertes et aussitôt refermées. Non formellement mais chaque pays a mis en place des dispositions, des référendums par exemple, qui invalideraient ipso facto toute possibilité d'admission d'Ankara dans le concert européen.

Par ailleurs, ni la Grèce, ni Chypre (partie grecque de l'île) n'accepteraient l'admission de la Turquie et utiliseraient leur veto pour s'y opposer. L'exploration turque des hydrocarbures que Chypre déclare dans sa zone économique exclusive, accentue l'hostilité européenne.

2.- L'axe Berlin-Moscou-Pékin plus solide que jamais et Poutine est toujours là

Exclu du G8, la Russie sous « containment » s'en sort plutôt bien. Le boycott de ses importations l'a obligé à une substitution qui réduit sa dépendance extérieure et fournit du travail à sa population. Ce sont les exportateurs européens (agriculteurs français en particulier) qui font grise mine car ces marchés irréversiblement perdus, seront très difficiles à reconquérir.

De plus, les relations avec la Chine lui procurent des biens dont ses partenaires occidentaux l'ont privée. Pékin trouve là des débouchés au moment où Washington érige ses barrières douanières et élève ses taxes contre les produits chinois, espérant en cela que les entreprises américaines en Chine rapatrieront leurs unités en Amérique, privant ainsi la Chine de ressources technologiques précieuses et d'excédants commerciaux excessifs.

Pendant que la Turquie efface l'idée d'un Kurdistan syrien, le président russe était en visite d'Etat en Arabie Saoudite ce lundi 14 octobre.

En octobre 2017, lors de la visite historique du roi Salmane, avec une imposante délégation de 1000 personnes la Russie et l'Arabie saoudite avaient signé un protocole d'accord ouvrant la voie à l'achat par Ryad des S-400, de puissants systèmes de missiles antiaériens russes. Finalement, le royaume - fortement dépendant des Etats-Unis - a opté pour l'achat du système américain.

En revanche, une vingtaine d'accords et de contrats, prévoyant des investissements pour des milliards de dollars ont été signés à l'issue de pourparlers entre M. Poutine et le roi Salmane dans les domaines de l'espace, de la culture, la santé, les hautes technologies et de l'agriculture.[6]

Moscou et Ryad (géostratégiquement opposés, mais ayant les mêmes intérêts pétroliers) ont affiché ces dernières années un rapprochement spectaculaire, marqué par une visite en Russie du roi Salmane en octobre 2017, première historique.

C'est dire à quel point le destin des Kurdes syriens préoccupe les Saoudiens...

Après l'Arabie saoudite, Vladimir Poutine se rend aux Emirats arabes unis mardi 15 octobre.

Plus encore que les aspects économiques, le déplacement de V. Poutine a un fort contenu diplomatique. Il cherche notamment à obtenir le retour de la Syrie de Assad au sein de la Ligue arabe. Une première étape a été franchie : les Emirats ont rouvert, en décembre, leur ambassade à Damas, sept ans après l'avoir fermée.

Les sanctions prises par Washington, les troubles en Russie suscités par des ONG subversifs transparents et une poignée d'opposants peu représentatifs -comme à la belle époque de la Guerre Froide- n'ont que très marginalement affecté Moscou.

Le gouvernement bénéficie encore d'un confortable soutien populaire. Les Russes constatent la différence avec leur insécurité sous le régime de Eltsine et ne sont pas dupes du jeu orchestré par les Etats-Unis et ses relais européens qui n'est rien d'autre qu'un avatar de plus de la doctrine McNamara.

Toutes les tentatives de rompre la « dépendance » énergétique de l'Allemagne à l'égard de la Russie s'avèrent vaine, comme l'avait été à la fin des années 1970 les tentatives similaires sous J. Carter.

Le gazoduc Nord-Stream2 qui contourne, via la mer Baltique, les écueils baltes, polonais et ukrainien, est en voie d'achèvement ce qui donnera un souffle nouveau à l'économie russe qui regarde aussi de plus en plus vers l'Est.[7]

Le numéro deux du gaz russe Novatek a annoncé début septembre dernier pendant le forum économique de Vladivostok avoir bouclé le financement de son gigantesque projet de gaz naturel liquéfié, Arctic LNG 2 qui fait suite au le succès de Yamal LNG, situé sur la péninsule de Gydan, auquel participent notamment le français Total et des groupes chinois et japonais.[8]

Le transport de la production d'Arctic LNG 2 vers les marchés internationaux sera assuré par une flotte de méthaniers brise-glaces qui pourront utiliser la route du Nord ainsi que le terminal de transbordement du Kamchatka pour les cargaisons à destination de l'Asie et le terminal de transbordement proche de Mourmansk pour les cargaisons destinées à l'Europe.

Vladimir Poutine a reçu le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le Premier ministre indien Narendra Modi invité à participer à ses projets de production de GNL en Arctique.

3.- L'Europe et la France marginalisées

C'est d'autant plus urgent que l'Union n'en est plus à s'élargir mais à empêcher ses membres de la quitter. Soit parce qu'ils n'en veulent plus, soit parce qu'ils ne le peuvent plus : référence faite ici à la dislocation prévisible de l'Euroland, étant donné le fossé qui se creuse entre l'ancienne zone mark et l'Europe du sud.

Qui ne comprendrait, en ces circonstances, le désespoir des Kurdes à qui on a fait miroiter, après tant de promesses trahies, le noyau d'une nation ébauchée à partir de la Syrie pour intégrer enfin les bout de Kurdistan éparpillés, pour l'essentiel, en Iran, en Irak et en Turquie ?

Les Américains déplacent, sans aucun état d'âme, les pions en fonction de leurs stricts intérêts. Les Kurdes ne représentent qu'un gambit de plus sur l'échiquier de D. Trump.

Les atlantistes européens sont englués dans un Brexit interminable et inextricable dont l'infatigable et inusable Michel Barnier (qui se rêve peut-être à l'Elysée en 2022) ne parvient pas à se dépêtrer. De la « Perfide Albion » qui menace de perdre l'Ecosse et l'Irlande, il risque de ne plus rester de quoi entretenir un vieil ennemi avec lequel les « grenouilles » françaises pourraient rivaliser.

La France à la pointe d'une l'Alliance à laquelle son président songeait (ou faisait mine) de participer de manière décisive voit bien qu'elle pèse du poids de ses illusions.

Ignorée par ses ennemis et dépréciée par son allié américain, elle est ensablée dans des querelles byzantines identitaires et sécuritaires qui font sourire le reste des Européens étonnés que l'accoutrement vestimentaire des femmes occupent si sérieusement et si longuement députés et sénateurs, alors que l'insécurité économique et sociale demeure la principale préoccupation des Français, confirmée sondages après sondage.

Mais est-ce peut-être un moyen comme un autre pour les en détourner...[9]

Les Français, s'ils sont résolus à fermer la porte de l'Union aux Turcs (ou à d'autres, musulmans ou pas), s'ils sont sensibles au sort d'Israël (du fait d'une très influente communauté sioniste française), ont bien d'autres soucis que l'avenir du Kurdistan.

Le déclin accéléré de l'influence française révèle celui de l'Union Européenne en tant que pôle stratégique autonome. Mais le cas de Paris est plus singulier encore.

La France est dans une situation paradoxale : autant elle est solidaire des décisions américaines et s'aligne systématiquement sur les Etats-Unis pour ce qui est de Cuba, du Venezuela, de la Bolivie, de l'Iran, de la Russie ou de la Chine, autant elle est tout aussi systématiquement prise à contre-pied et ignorée par son allié qui ne la consulte pas avant de prendre des décisions comme celle d'annoncer le retrait de ses troupes de Syrie.

Depuis quelques années la France a perdue beaucoup de son influence dans le monde et ne participe plus à des tours de table stratégiques pour l'avenir du monde et en l'occurrence pour la résolution des crises au Proche-Orient où elle n'est plus admise nulle part, à l'exception de l'Arabie Saoudite et des Emirats où ses industriels de l'armement font fortune.

Les Etats-Unis et les ex-PECO nouvellement intégrés à l'Union (c'est encore plus vrai pour les Groupes de Visegrad (V4) et de Vilnius »), s'entendent pour peser sur Bruxelles et sur les « grands pays fondateurs », c'est-à-dire en fait sur la France et l'Allemagne entre lesquels il y a de profondes divergences, que les médias des deux pays prennent soin de ne pas trop dévoiler, aussi bien sur les plans économiques, financiers, commerciaux que diplomatiques.

Sur ce point Paris et Berlin divergent aussi bien pour ce qui est de la politique au sein de l'Union, de l'Euroland que pour ce qui concerne les relations internationales.

L'Allemagne et la France s'opposent notamment sur l'usage des forces militaires en dehors du continent européen. Cela va jusqu'à menacer le projet d'avion de combat du futur envisagé par les deux pays, à cause des conditions de son exportabilité sur lesquelles ils sont divisés.

4.- L'axe Téhéran-Damas-Hezbollah tient toujours et se consolide

Au cœur de tous ces conflits est-il besoin de le rappeler trois dossiers inamovibles depuis des décennies.

1.- La maîtrise et sécurisation des routes maritimes entre trois continents et à travers une multitude de mers (mer Rouge, mer d'Oman, mer de Marmara, mer d'Azov, mer Caspienne, mer Egée, mer Ionienne), de golfes (Arabo-persique, d'Oman et d'Aden) et l'océan Indien qui ouvre sur le Pacifique et d'autres espaces maritimes stratégiques.

2.- Le contrôle des ressources de gaz et de pétrole. On colporte à ce sujet l'idée que désormais autosuffisants, les Etats-Unis songent à réduire leur présence au Proche-Orient. Si elle ne cherche pas à intoxiquer, cette hypothèse est une bêtise de grand format quand elle est proposée par des experts en géostratégie : les Américains veulent contrôler tout le pétrole de la planète non pas seulement pour répondre à leurs propres besoin. Ils y tiennent parce que cette ressource leur sert à contrôler tous les pays qui en dépendent. Sont directement visés, la Chine, l'Europe et le Japon. Naturellement, ce contrôle est contourné : par des recherches sur les énergies alternatives, par l'axe eurasiatique poutinien auquel l'Allemagne n'est pas insensible, par l'ouverture de la route du Nord-Est sibérien. Entre autres.

3.- La défense d'Israël. Américains et Israéliens entretiennent des relations complexes. La forte influence exercée par les lobbys sionistes aux Etats-Unis est une garantie de poids pour Israël. En contrepartie, et même si, comme à leur habitude, ils ne mêlent pas les lignes de commandement, les Américains tiendraient Israël pour une base militaire alliée relativement fiable où les Juifs d'origine américaine à des postes décisifs ne manquent pas. Sur ce dernier point, une élémentaire prudence est recommandée, dans la mesure où le secret est de rigueur.

C'est dans cet espace qu'il convient de situer l'importance de l'axe Téhéran-Damas-Hezbollah et comprendre pourquoi Israël et Washington tiennent temps à le détruire.

Ce qui demeure incompréhensible, par-delà les pressions exercées de l'intérieur et de l'extérieur, c'est en quoi le soutien aux buts de guerre israélo-américains sert les intérêts de l'Europe et plus particulièrement ceux de la France qui est de plus en plus isolée...[10]

Vers de nouvelles recompositions géostratégiques

En tout état de cause, ces plans et projets sont aujourd'hui très compromis, à la fois par la résistance iranienne, le retour militaire efficace de la Russie dans la région et ce qui apparaît de plus en plus comme un revirement de la Turquie, expliqué en partie par le refus de l'Europe de l'admettre dans l'Union.

La charité des 5.6 Milliards d'euros offerts à la Turquie pour maîtriser les flux migratoires et éviter qu'ils débouchent en Europe n'est pas de nature à compenser l'offense qui lui est faite.

Le resserrement des liens russo-turcs a joué un rôle décisif dans la décision d'Ankara d'intervenir dans le nord de la Syrie. Contre l'avis de Washington, Erdogan a acheté le système de défense anti-aérien S-400 russe.

Après avoir fortement chuté les flux touristiques russes vers la Turquie ont repris.

La visite dans les prochains jours du président turc à Moscou est annoncée. Pendant que, dans la précipitation, le secrétaire d'Etat américain se décide à venir à Ankara. Silencieusement, la Chine tisse sa toile de soie. Le premier ministre chinois achève une visite en Inde et entame une autre dans l'Himalaya népalais.[11] Pendant ce temps-là une singulière et unanime sourdine médiatique est mise sur les manifestations « prodémocratiques » à Hong-Kong...

Notes

[1] Cf. Robert Kagan (2003) : « La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l'Europe dans le nouvel ordre mondial. » Plon, 160 p. R. Kagan oublie juste de préciser dans son analyse que si l'Amérique est « martienne » et Europe « vénusienne », Washington y est pour beaucoup, dès 1917, même si les « élites » du « vieux continent » y ont largement contribué. En cela, une statue imposante devrait être érigée à la mémoire de Jean Monnet, entre autres.

[2] Il se raconte, mais n'est-ce peut-être que pantalonnade propagandiste, qu'il aurait suffi un seul porte-avions américains d'aujourd'hui pour mettre fin à la Seconde Guerre mondiale. Le film « Nimitz, retour vers l'enfer » (Don Taylor, 1980) illustre l'idée. Cette expérience de pensé anachronique met en évidence les progrès réalisés dans ce domaine en plus de 70 ans.

[3] La Russie affirme qu'elle ne permettrait pas des combats entre les armées turque et syrienne. De tels combats « ne sont dans l'intérêt de personne et seraient inacceptables », a déclaré l'émissaire russe pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev.

[4] L'expression n'est pas excessive quand on observe ce qu'il est advenu de l'Irak d'après 1991 et 2003 (on penserait identiquement au Viêt-Nam d'avant 1975) après que des forces « civilisées » portées par un charitable « devoir d'ingérence humanitaire » se soit penché sur la sécurité des peuples pour les libérer de leurs oppresseurs.

Lire de Amin Maalouf (1983) : « Les croisades vues par les Arabes ». Jean-Claude Lattès, 316 p.

[5] Sans la Syrie, Moscou ne peut maintenir sa présence militaire en Méditerranée et resterait coincée en Mer d'Azov, et ferait des ronds dans l'eau en mer Noire et en mer de Marmara. La récupération de la Crimée seule, en mars 2014, n'aurait pu lui donner l'espace stratégique dont elle dispose grâce aux bases de Lattaquié, de Hmeimim ou de Tartous.

[6]Même loin derrière les 25 milliards que représente le commerce russo-turc, les échanges commerciaux entre la Russie et l'Arabie saoudite ont franchi la barre du milliard de dollars l'an dernier, pour la première fois depuis 2014, tandis que le chiffre s'est élevé à 1,69 milliard de dollars entre la Russie et les EAU.

[7] La « dépendance » estimée de l'UE vis-à-vis du gaz russe serait alors de 60-70%, contre environ 35% actuellement.

[8] Le projet aura une capacité de production de 19,8 millions de tonnes par an (Mtpa) et le premier cargo de GNL d'Arctic LNG 2 est attendu pour 2023. Les deuxième et troisième trains démarreront respectivement en 2024 et 2026.

[9] Si on laisse de côté les cyniques (en quête d'électeurs en perte de repères) et les aigris d'une histoire coloniale mal digérée, on peut s'interroger sur les intentions d'honorables parlementaires amnésiques qui jouent avec le feu et qui ne semblent pas mesurer le danger que représente pour leur pays l'agitation de ce type de passions qui a fait tant de blessures dans le passé et que les difficultés économiques ne peuvent qu'aggraver.

[10] Le ministre des Affaires Etrangères français se déplace en Irak pour organiser un singulier procès de ses concitoyens. Il est curieux qu'un pays européen consente à laisser le soin à une justice d'un pays en grave instabilité interne, qui pratique la peine de mort, de juger ses propres ressortissants pour des faits qu'elle peut difficilement instruire puisqu'ils se sont déroulés dans un pays voisin en guerre. Etrange...

[11] Huawei a été mis à l'index par l'administration de Donald Trump qui accuse l'entreprise d'espionnage pour le compte de Pékin, dans un contexte de guerre commerciale et de rivalité technologique avec le géant asiatique. Cela n'empêche pas Huawei de déployer 400 000 antennes 5G dans 56 pays dans le monde, d'avoir signé une soixantaine de contrats, dont plus de la moitié avec des opérateurs européens et de publier ce mercredi un chiffre d'affaires en hausse de 24,4% sur les neuf premiers mois de l'année, à 610,8 milliards de yuans (77,9 milliards d'euros).