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Crise socio-économique profonde et Hirak

par Ahmed Bouyacoub*

Le Hirak a mis à nu le système institutionnel et ses contradictions. Il a permis de révéler le niveau atteint par la prédation des biens publics, la corruption, le vol sous toutes ses formes, le népotisme, le clientélisme, le chantage, le commerce de drogues et le siphonnage des deniers publics en dinars et en devises.

Les médias rendaient compte, de temps à autre, de ces phénomènes supposés exister de manière marginale avant d'être dévoilés, au sommet de l'Etat et à tous les échelons de la plupart des administrations. L'ampleur de ces phénomènes et la variété des agents politiques et économiques concernés restent inexplicables, malgré tout ce qui a été écrit depuis le 22 février 2019. Nous comprenons maintenant pourquoi, à un niveau élevé de l'Etat, on n'a pas cessé d'affirmer, contre tout bon sens, au cours ces dernières années, que notre pays n'a pas besoin de sciences sociales et humaines, et, comment des lieux de recherche de ces disciplines ont été malmenés et parfois fermés. On a affirmé que le pays avait plus besoin de mathématiques que de sociologie1. Il s'en est suivi une image « d'inutilité » des sciences sociales largement partagée. Le Hirak permettra-t-il un sursaut scientifique dans nos universités ?

Crise économique et Etat-Providence

L'accent a souvent été mis sur la crise économique réelle qui ronge le pays. Les contributions dans les médias ont relaté de manière experte (et non) la profondeur de cette crise et les difficultés qu'il y a à résoudre l'équation simple : = Comment augmenter les ressources en dinars et surtout en devises du pays pour faire face aux besoins multiples et croissants de la population en croissance rapide ?

Des propositions et des débuts de « solutions » ont commencé à fleurir au sommet de l'Etat, à partir du début de 2016. Nous en citons celles qui ont marqué les esprits :

- « serrer la ceinture » à tout le monde, expression utilisée devant l'APN,

- abolir ou freiner les importations,

- fermer les entreprises publiques,

- faire la chasse aux subventions de divers produits de première nécessité,

- faire la chasse à toutes les subventions et surtout celles qui vont aux produits énergétiques et à l'eau

- faire la chasse à tous les transferts sociaux,

- réduire le budget d'équipement,

- ..........

- et naturellement, au début de 2018, quelqu'un a crié « Euréka, j'ai trouvé une solution miracle « facile » : faire marcher la planche à billets ! et la 5ème vitesse est garantie !! Il s'est trouvé des « experts » pour saluer cette « innovation ».

Mais l'arrivée du Hirak, le 22 février 2019, a remis à plus tard ( ?) l'urgence de la crise économique. Il a mis en avant la crise institutionnelle et politique. En revanche, les caractéristiques de l'Etat-providence sont toujours présentes et les solutions tournent toujours autour de leur remise en cause. Par ailleurs, l'Etat est de plus en plus sollicité, pour la prise en charge des besoins de plus en plus nombreux d'une partie de plus en plus grande de la société.

L'objet de cette contribution est de montrer que les signes d'une crise socio-économique profonde ont commencé à se manifester dès le début de l'année 2011. Ils risquent de remettre en cause tous les progrès de développement humain réalisé par notre pays classé depuis quelques années parmi « les pays à développement humain élevé », comme nous l'avons souvent souligné2. En dehors du Hirak, les diverses manifestations, dans de nombreuses communes, concernant l'école, la santé des enfants (décès des nourrissons à El-Oued récemment), le logement, le chômage des jeunes, le non paiement des salaires de certaines entreprises en difficulté, révèlent la profondeur de la crise socio-économique qui ronge le pays depuis de nombreuses années et la superficialité des solutions adoptées jusqu'à présent.

L'analyse de quelques indicateurs permet de rendre compte de la profondeur de la crise qui est loin d'être uniquement économique. Ce qui signifie que les solutions ne relèvent pas de la simple réforme ou réajustement. D'ailleurs, presque personne ne parle de réformes. Ce concept qui a fait son temps, semble dépassé pour résoudre la crise du « système ». Cependant, presque personne n'ose parler de « remettre la société au travail » et exiger le paiement de l'impôt à tout le monde. On continue de parler de la rente (et des possibilités de sa croissance) et de sa « meilleure répartition » qui doivent assurer tous les équilibres économiques et sociaux du pays. Et dans le même ordre d'idées, une « nouvelle » loi sur les hydrocarbures est attendue patiemment pour apporter quelques solutions !!

L'analyse de l'évolution de deux indicateurs socio- démographiques significatifs montre la profondeur de la crise de ce système et les risques d'aller vers plus d'Etat-Providence.

Un accroissement important de la population

On enseignait autrefois en économie que la première ressource d'un pays était sa population. Mais, maintenant, à chaque publication des données démographiques par l'ONS, les observateurs et les spécialistes soulignent l'existence d'une « bombe à retardement démographique»3 car la transition démographique tant célébrée à la fin de la décennie 1990 et au début des années 2000 a été « interrompue et inversée ». A partir de 2003, le taux d'accroissement de la population est reparti à la hausse après avoir enregistré en 2003 le taux le plus faible de l'histoire de l'Algérie indépendante 1,28 % pour atteindre 2,17 % en 2016 et retomber à 1,99 % en 20184.

Bien sûr, cette croissance démographique n'est pas mauvaise en soi. Certains pensent que c'est même un atout pour le développement de l'Algérie5. Les démographes suggèrent plutôt une approche pluridisciplinaire et parlent de nécessité d'équilibre entre l'économie et la démographie6. Mais l'arrivée de 1,038 million de naissances (2018) génère des besoins immenses à court, moyen et long termes dans tous les domaines et principalement : nourriture, formation, santé, logement, travail, loisirs, etc... l'année 2000 a enregistré 589000 naissances. L'Algérie, après avoir oublié un moment les surcharges de classes d'école se retrouve en 2019 en butte avec des problèmes, parfois insolubles, de difficultés de scolarisation faute de classes et d'enseignants disponibles, même au sein de grandes villes.

D'une manière générale, le phénomène démographique a été vite oublié et les pouvoirs publics ont abandonné les mécanismes issus de la politique de planification familiale qui avait cours dans les années 1970 et 1980. Comme le montre bien le graphique ci-contre, l'Algérie enregistre un taux de croissance démographique qui est le double de celui de ses voisins immédiats avec une croissance économique bien inférieure à la leur. Cette croissance démographique bouleverse rapidement toutes les structures mises difficilement en place comme les villes et l'urbanisme, le système de formation et le système de santé. Malgré les investissements réalisés, ces structures à peine inaugurées deviennent rapidement saturées.

Ce comportement démographique parait ressembler à celui de l'Egypte qui affiche une croissance démographique de 2,03% en 2018 faisant atteindre les 100 millions d'habitants en 2019 et faisant dire aux dirigeants de ce pays que « la surpopulation constitue une menace réelle pour le pays »7. Notons que l'Egypte avait, en 1979, la même population que celle de l'Algérie de 2019, soit 43 millions d'habitants. En quarante ans, ce pays est passé à 100 millions d'habitants et considère actuellement sa « surpopulation » comme une menace similaire à celle du terrorisme. L'Algérie va-t-elle dans cette voie ? L'expérience égyptienne mérite d'être étudiée8 et méditée, car cette question n'est pas seulement économique et sociale. Elle est aussi culturelle et religieuse9.

Le taux de mortalité infantile a cessé réellement de baisser depuis 2011

Le taux de mortalité infantile (en ? : pour mille) se définit comme « le rapport des décès d'enfants de moins d'un an corrigés durant une année, aux naissances vivantes corrigées durant cette année (ONS)».

Cet indice est un véritable indicateur de développement comme le soulignent la plupart des grands économistes qui se sont intéressés à la question de la mesure des progrès économiques et sociaux réalisés par un pays, comme J. Stiglitz et A. Sen (tous deux prix Nobel d'économie).

A l'échelle du pays, des progrès fantastiques ont été réalisés entre 1962 et 2011, faisant passer le taux de mortalité infantile de 146,9 ? à 22,9 ?. Mais, pour 2018, ce taux reste très élevé, à 20,1? en regard des taux affichés dans les pays développés (moins de 3 ?) ou de certains pays dont le système de santé est bien gouverné comme Cuba (3,7?) avant le Canada (4,30?). En 2018, la Tunisie affiche le taux de 14,6 ?, le Maroc à 19,20? et l'Egypte où l'on parle de surpopulation a affiché un taux de 18,1?.

Pour l'Algérie, il est intéressant de savoir qu'en 1962, comme le montre assez bien le graphique ci-contre, elle affichait le taux de 146,9? et la France métropolitaine enregistrait déjà le taux de 21,3?. L'Algérie indépendante n'a atteint ce dernier taux qu'en 2015, soit plus d'une cinquantaine d'années après l'acquisition de son indépendance.

Mais ce qui est inquiétant, c'est le faible progrès réalisé dans ce domaine depuis 2011, le taux semble stagner autour des 20 ? et les différents scandales enregistrés dans de nombreuses maternités du pays (Constantine, Skikda, El oued...) à cause de décès de nourrissons depuis quelques années le montrent assez bien.

Le taux de mortalité infantile a presque cessé de baisser en Algérie et certains pays ont réalisé des progrès plus importants dans ce domaine et commencent à être mieux classés que l'Algérie depuis 2018 comme l'Egypte et le Maroc. Même la Corée du Nord (très faible PIB par habitant soit 685 $ en 2017), qui affichait le même taux que l'Algérie en 2010 (23,1?) a rejoint les pays qui ont réalisé des progrès importants en affichant, en 2018, le taux de 13,7?. Ne parlons pas de la Corée du sud qui a réalisé un très bon score de 2,7 ? en 201810.

La stagnation de ce taux est un signal d'une profonde crise, à la fois du système de santé, de la prise en charge des enfants de moins d'un an mais également une crise de l'ensemble de l'environnement qui concourt au bien-être de l'individu car, selon les spécialistes, ce taux dépend de plusieurs facteurs (comme le type d'habitat, l'accès à l'eau, à l'énergie, aux soins, aux médicaments, aux vaccins, le niveau d'instruction de la mère, etc...).

La stagnation de ce taux depuis 2011 est le signe d'un véritable dérèglement de l'environnement socio-économique en Algérie, qui, malgré des sommes colossales consacrées à l'investissement, se retrouve avec un système de santé décrié par ses propres acteurs et par la société toute entière, sauf, bien entendu ceux qui ont toujours un accès gratuit et non aux soins à l'étranger.

Conclusion

L'Algérie a vécu jusqu'à ces dernières années sur le malentendu de la rente, en faisant croire (par le biais de certains de ses dirigeants) à sa population que l'Etat peut tout prendre en charge ( nourriture, formation, logement, emploi, santé, transport et devises pour voyager, et même ne pas rembourser des dettes ... « Le citoyen doit seulement apprendre à patienter ! »). Dans aucun pays, l'Etat-Providence n'est allé jusqu'à ce niveau... En 2019, même des étudiants en master de sciences économiques pensent que l'Etat a « beaucoup de moyens et ne veut pas partager avec ses citoyens ( ?) »...Un tel raisonnement ne peut pas aider le pays à se construire sur des bases saines.

Les priorités ont été bouleversées et des fonctions principales de l'Etat ont été perturbées à un point tel que des secteurs essentiels (formation et santé) commencent à être bradés au profit de fonctions symboliques et d'une vision électoraliste de la paix sociale, car les ressources sont limitées.

A vouloir tout faire, faute de ressources suffisantes et de priorités collectivement arrêtées, l'Etat a développé des mécanismes de bricolage à tous les niveaux et de promesses non tenues.

Le nouveau contrat social dont le pays a besoin, puisque la société (par le biais du Hirak) semble revendiquer le changement du système, et non pas seulement un remplacement de dirigeants, doit reposer sur des valeurs claires comme : le respect du droit par tout le monde, du travail comme fondement de la richesse, du mérite et de l'équité comme mécanismes d'accès et de promotion, du respect des règles de la citoyenneté, d'une lutte contre les inégalités, d'une lutte implacable contre toutes des déviations (corruption, fraude, fuites fiscales...)... Autrement dit, une remise en cause de l'Etat-providence.

A notre humble avis, le nouveau système revendiqué ne serait donc pas seulement, un changement d'hommes à la tête des institutions et l'abandon de la problématique de répartition de la rente mais l'adoption de nouveaux principes et des moyens de leur mise en œuvre fortement contraignants pour tout le monde. Cette vision peut-elle séduire beaucoup de citoyens ?

* Larege, Université d'Oran 2

Notes

1- Comme le dit un dicton de chez nous « l 'homme au visage dé figuré ne cherche pas de miroir »

2- Ahmed Bouyacoub, Croissance économique et développement 1962-2012 : quel bilan ? revue, Insaniyat, n° 57- 58, 2012, CRASC, numéro spécial « Algérie : 50 ans après l'indépendance (1962-2012) Permanences et changements»

3- https://www.tsa-algerie.com/lalgerie-face-a-la-bombe-a-retardement-demographique/par Hassan Haddouche 01 Juil. 2018.

4- Selon les données de l'ONS, La démographie algérienne 2018, Alger mai 2019

5- http://lestrepublicain.com/index.php/actualite/item

/34789-la-croissance-d%C3%A9mographique-un-atout-pour-l%E2%80%99alg%C3%A9rie, compte rendu d'une journée d'étude organisée le 04 mars 2017 à Alger

6- Idem.

7- Fatima Al-Wahaidy, What's being done about overpopulation in Egypt? , egypttoday.com, 17

Janvier 2018

8- Le fonctionnement de l'économie égyptienne est très différent de celui de l'économie algérienne. Le taux de rente sur ressources naturelles n'est que de 5,4% du PIB en Egypte quand il est de 14,7% en Algérie en 2017. En 2012, ce taux a atteint le sommet de 30,8 % du PIB en Algérie et seulement 11,18% en Egypte (données de la Banque mondiale).

9-Youssef Courbage, L'Egypte, une transitio

n démographique en marche arrière, juillet 2015 https://orientxxi.info/magazine/egypte-une-transition-demographique-en-marche-arriere,0956.

10- Toutes ces données sont puisées de la Base de données de la Banque mondiale, sauf mention contraire