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Nous nous sommes levés, mais nous n'avons pas changé

par Arezki Derguini

Nous nous sommes levés, mais nous n'avons pas changé. Nous nous rassemblons, mais nous restons séparés. Nous nous levons le vendredi et nous retournons, les autres jours de la semaine, à notre état antérieur.

Nous aimons toujours dissiper et nous approprier ce qui ne nous appartient pas. L'État dépense toujours à fonds perdu et nous aimons récolter là où nous n'avons pas semé, disait Adam Smith. Quel capital collectif avons-nous détruit pour constituer nos fortunes privées ? Qu'avons-nous donné en échange de nos salaires ? Les terres, les forêts, le pétrole et le gaz ne nous appartiennent pas. Ils sont ce dont nous avons hérité et ce dont les générations futures devaient hériter. Nous continuons de dissiper le bien des générations futures.

Nous disons haut et fort ce que nous ne voulons pas, mais nous taisons ce que nous voulons. Nous voulons de la justice, obéir à la loi, mais nous continuons à nous méfier les uns des autres. Respecter la loi, c'est d'abord se fier aux autres, avoir confiance en soi. Adopter une Constitution, c'est construire une foi commune.

Comment a-t-on pu croire que la loi, tel un monarque de droit divin, pouvait être au-dessus de tous ?

Nous crions au vol, nous demandons justice, mais par où doit-elle commencer, jusqu'où doit-elle aller ? Du fond de nos cœurs au sommet de nos « têtes » ? Du proche au lointain ou inversement de sorte qu'elle ne puisse pas nous atteindre ? Comment construire l'État de droit que nous réclamons ? De bas en haut ou de haut en bas ?

Comment a-t-on pu croire que la loi, tel un monarque de droit divin, pouvait être au-dessus de tous ? Nous n'avons pas conçu de roi au-dessus de nous qui puisse imposer une loi à tous : la loi dans notre société a toujours été le fait de tous, elle n'a jamais eu besoin d'une violence d'État. Ce n'est pas à l'État d'appliquer la loi. Ou si, mais en faveur des « progressistes » ou de quelques groupes ou classe sociale. C'est que la loi se fait sur la base de croyances communes. Alors qui nous imposera une loi, quelle noblesse guerrière, quelle cour voudrons-nous imiter qui nous civilisera (Norbert Elias) ? Cela est passé de mode, la loi suit maintenant les pratiques, les innovateurs et le nombre de leurs followers. Elle cède désormais la place à une gouvernance par les nombres (Alain Supiot 2015).

Nous avons échangé nos consciences collectives contre une opinion publique sur laquelle nous n'avons plus beaucoup prise. Nous avons accepté d'être décervelés. Nous avons adopté des réseaux qui ne sont pas les nôtres et qui nous trahissent. Nous ne croyons pas à leur neutralité, mais nous ne nous faisons pas encore confiance pour fabriquer les nôtres.

À l'indépendance politique de l'Algérie, le commissaire politique du FLN devenu garde champêtre, départageait les gens dans leur conflit sous le regard d'une opinion publique attentive, alors le fait d'une conscience collective. Le commissaire était partie prenante de cette conscience collective, pas davantage. Elle accompagnait son autorité, la renforçait. Cette autorité fut déclassée par le pouvoir de la force, le procureur fonctionnaire et les gens d'armes.

C'est fondamentalement dans le système judiciaire que le politique a cédé le pas au militaire.

C'est dans la lutte au sein du système éducatif que le mouvement démocratique s'est fourvoyé. Dans la construction de la société par le haut, dans la construction républicaine de tradition monarchique, les luttes idéologiques dans le système éducatif sont décisives. L'instituteur remplace le prêtre. Dans la construction par le bas, l'école ne combat pas les valeurs sociales, ne déclasse pas la famille, le village. L'individu, le groupe ne remet pas l'éducation de ses enfants à l'État. La formation n'est pas séparée du travail.

Nous avons alors adopté des institutions pour faire partie d'un ordre mondial construit à l'image des anciennes puissances colonisatrices. À commencer par une armée monopolisatrice de la violence instauratrice du droit, selon la tradition monarchique, puis une administration coloniale et ses institutions. Nous sommes restés ainsi sous administration militaire. Nous n'avons pas fait notre loi, nos institutions. Nous n'avons pas agi conformément à nos croyances. Nos croyances étaient ignorance. Nous étions socialement tellement défaits. Nous avons alors joué avec les institutions des autres. Nous avons eu alors des gens d'armes au-dessus de la loi (non pas un monarque de droit divin - son temps était passé) et des gens désarmés en dessous de la loi. Les gens d'armes ne pouvant faire classe dans le temps des gens d'argent, ils ne purent que poursuivre la déstructuration de la société, l'approfondissement de sa prolétarisation.

L'assemblée constituante est celle qui a lieu régulièrement tous les vendredis

La Constitution émerge de la croyance et du désir social. Elle est volonté collective. Elle ne sort pas de la tête de prêtres modernes et sans autorité. Elle est le produit de la société au travail, elle en accouche, les prêtres l'assistent. L'autorité est le pouvoir sans armes. La Constitution doit faire corps avec les croyances et les habitudes sociales. Nous n'avons jamais été en monarchie de droit divin, notre État ne peut en naître. Dans notre doctrine militaire, l'armée ne peut intervenir à l'extérieur. Il faut être plus précis : c'est d'une organisation qui puisse défendre efficacement le pays, défaire et prévenir toute occupation de notre territoire qui ne soit en rien l'image des armées régulières des sociétés guerrières[1]. Historiquement, nos sociétés ne se sont pas construites autour de la guerre comme les sociétés européennes ou extrême-orientales, elles se sont efforcées de se construire contre les occupations. Nous devons le faire pour nous-mêmes et pour beaucoup d'autres sociétés non guerrières.

La société qui saura faire preuve de la plus grande unité défera celle que divisent ses intérêts, le reste n'est qu'affaire de procédés.

La future Constitution c'est ce qu'il nous faudra croire et accoutumer. Respecter la loi, c'est croire dans les autres. Venant d'en haut, d'experts formés aux écoles étrangères, la loi ne prendra que sur une frange superficielle de la société. On ne croit plus au monarque de droit divin et non plus encore aux experts, ces nouveaux prêtres. Leur temps est passé. De plus, la crise mondiale de la démocratie représentative ainsi que nos dissensions internes exigent que nos « experts » ne dictent pas à la société sa loi. Elle exige que nous soyons attentifs à notre unité, au monde, et que nous soyons libres d'expérimenter et d'adopter les bonnes pratiques.

Une Constitution exige que nous nous mettions à la hauteur du monde. Elle est une déclamation de notre identité à la face du monde. Nous sommes loin du compte, en deviser aujourd'hui ne fera qu'accroître le désarmement politique de notre société.

Une assemblée constituante ne sera pas acceptée par la société, car elle est une façon de prolonger la vie de la société politique actuelle

Elle pourrait être parfaitement couplée avec des élections présidentielles, sans qu'il en sorte quelque chose de nouveau pour la société. Je doute que la société laisse passer une telle initiative. Qui débattra et quel intérêt représentera-t-il ? Et puis d'où nous vient cette idée d'assemblée constituante, de quelle histoire ? L'assemblée constituante que nous n'avons pas eue au lendemain de la révolution, a-t-elle les mêmes raisons d'être aujourd'hui, un demi-siècle après ? Le sort de cette nouvelle Constitution sera-t-il différent de celles antérieures ? Il est possible que la crise qui vient, puisse nous replonger dans notre être profond, puisse nous obliger à clarifier nos croyances et nos désirs. Pour le moment, la société ne pense pas qu'une assemblée constituante est ce qui lui fait défaut. Elle ne veut pas s'en remettre à des représentants. Sa route ne s'est pas encore dégagée. Elle veut qu'on descende à elle. Il faut lui rendre ses assemblées, ses assemblées pertinentes.

La société ne dit pas ce qu'elle veut, mais ce qu'elle ne veut pas. Elle ne veut pas confier sa volonté à des représentants. La crise mondiale de la démocratie représentative, parce que la corruption a été chez nous érigée en système, nous touche plus que d'autres. La société veut décider de ce qu'on lui propose. Elle ne propose pas, elle veut disposer, pas par un roi auquel elle ne croit pas, pas par un président qui ne la représente pas. Afin que d'autres, le parti unique clandestin et les politiciens opportunistes, ne décident pas à sa place. Le parti unique clandestin jouera-t-il le jeu ? Aura-t-il compris qu'il doit triompher, quitter la clandestinité, rendre sa mémoire, son savoir à la société, remettre ses dossiers à la justice, pour sortir le pays de l'impasse et donner à la société la foi en elle-même ? Dans notre doctrine militaire, la professionnalisation de l'armée n'exclut pas le principe d'une société en armes.

Sans un tel principe, nous n'aurions pas connu de libération.

Nous ne pouvons pas admettre ni supporter l'existence d'une classe de gens d'armes. Mais des professionnels de la guerre qui instruisent la société et ne la désarment pas. Ceci est un trait de notre géohistoire. Ensuite, dans cette doctrine, le principe selon lequel vaincre sans livrer bataille doit être central. À la mesure de nos sociétés et de leur histoire non guerrière. Un tel principe ne peut être réalisé que par un puissant service d'information et de renseignement. Le service de sociétés bien informées, aux réseaux bien étendus. Alors seulement nous pourrons respecter et demander le respect du principe de non-intervention extérieure. Pas de loi par la force, plus d'ingérence extérieure. En attendant, nous nourrissons les industries militaires des puissances guerrières.

La guerre est inévitable, mais quelle guerre ?

Qu'allons-nous choisir ? La guerre civile ou la compétition économique internationale ? La première nous est plus aisée, aussi risque-t-on d'y tomber, pousser par les autres. La dernière ne différant essentiellement de la première que par son type de djihad. Nous préférerons le petit djihad, la guerre, plutôt que le grand, la transformation intérieure. Nous tromperons-nous d'ennemi intérieur, voudrons-nous en triompher par la violence ou nous rendrons-nous compte que notre ennemi est nous-mêmes, opposés à nous-mêmes (consommateurs et non producteurs de capital), et en triompherons-nous par notre transformation, la production d'une réelle unité ? Le plus probable est que nous souffrions des deux, d'une guerre civile larvée et d'une compétition internationale féroce, que nous succombions aux deux, tiraillé de toutes parts. Car il nous faudra arracher de notre part de la production mondiale qui ne sera plus d'hydrocarbures, les commodités et les équipements que le pétrole ne nous fournira plus. Il nous faudra réduire notre consommation, épargner et investir davantage, mais de quelle manière et pour quoi ? Il nous faudra prendre ici (épargne) et donner là (investissement). Qui en profitera et qui en souffrira ? Notre démographie se remet au galop. Ce que nous n'accordons pas à nos femmes, elles le prendront d'autre part. Ne pouvant agrandir le gâteau, il nous faudra réduire le nombre des festifs ou la part de chacun d'entre eux. Que choisirons-nous ?

Une guerre mondiale monte, elle pointe déjà sur quelques points de la planète. Parce que le monde ne peut plus tourner comme avant, l'ancienne distribution du pouvoir d'achat mondial ne peut plus être supportée. Mais sommes-nous prêts ? Ce n'est pas en opposant civils et militaires que nous pourrons nous préparer.

Je pense que la Chine a déjà gagné cette guerre, je ne crois pas qu'il faille opposer le style prudent de Deng Xiaoping à celui agressif de Xi Jinping. Reste à savoir ce que les Occidentaux vont accepter de faire subir à la planète en refusant de l'admettre. Les États-Unis d'Amérique avec le président Trump signalent déjà leurs intentions, ils refusent de mettre en cause leur position, ils ne veulent pas prendre en compte les crises sociales que la crise climatique va déclencher. Ils ne se rendront pas sans se battre. C'est contre les dégâts d'une telle guerre, ouverte ou non déclarée, que nous devons nous prémunir. C'est pour un nouveau partage du pouvoir d'achat mondial, pour une nouvelle composition de l'ordre mondial que nous devons travailler.

Qui pourra faire prendre à la société le bon ordre de combat ?

Si donc notre armée héritière de l'Armée de Libération Nationale ne peut éviter le piège qui lui est tendu : la répression de la société et la poursuite d'une politique extractive et privative, son divorce de la société sera consommé et notre société ne pourra se prémunir contre un monde en guerre. Si notre appareil de sécurité est plus préoccupé par sa fonction de substitution au peuple, son ancien pouvoir de faiseur de présidents et autres hauts fonctionnaires ; s'il échoue à faire prévaloir l'amour du pays sur l'amour du pouvoir ; si l'amour du pouvoir le fait succomber à l'amour de l'argent celui-ci devenant plus « payant » ; nous ne donnerons pas cher de notre pays et de notre humanité. Il faudra bien distinguer ceux qui aiment le pouvoir, militaire ou de l'argent, de ceux qui aiment leur pays et l'humanité. Ceux qui aiment être au-dessus des autres de ceux qui aiment protéger les autres. La hiérarchie n'est qu'un dispositif, une nécessité du combat, elle n'est pas chez nous un ordre social.

Si nos hommes d'affaires sont plus préoccupés par leur fortune personnelle que par le programme économique qu'il leur faut élaborer pour affronter la concurrence internationale et mobiliser la société, il vaudrait mieux qu'ils restent dans nos prisons plutôt qu'ils ne rejoignent le camp de nos adversaires. Les prisons ne peuvent-elles pas protéger leurs conciliabules ? La « société civile » dans ses composantes culturelles et économiques et la société militaire et ses différentes composantes doivent profondément réformer leurs relations avec la société. Leurs relations ne doivent plus procéder de haut en bas, mais de bas en haut. Comme dans les sociétés sans armées. Pensez à la société mozabite, qu'il nous faut considérer comme un modèle représentatif à opposer au modèle gréco-romain. Ce n'est qu'ainsi que la société peut aujourd'hui faire corps.

Elle croit en la démocratie, elle y a toujours cru.

Si les sociétés civile et militaire échouent à administrer la compétition au sein de la société et avec le monde, celle-ci se transformera en guerre civile.

Si la société ne veut pas voir la situation de vulnérabilité dans laquelle elle se trouve ; si elle ne veut pas consommer moins pour investir plus, si elle ne veut pas faire plus d'efforts, si elle ne veut pas être plus solidaire des démunis, ni les bons militaires ni les bons hommes d'affaires ne pourront être utiles. Mais qui pourra l'en convaincre et dans quelles conditions ? Qui pourra lui faire prendre le bon ordre de combat ?

L'air du temps pousse le système à s'adapter, la jeunesse lui prête main-forte

Dans une société qui n'arrive pas à définir ses capitaux, ses propres forces et ses propres armes ; qui n'arrive pas à accumuler parce qu'elle manque de références, la jeunesse est victime de l'air du temps. Son esprit, ses armes n'émergent pas des réels champs de bataille, des compétitions et des coopérations sociales et internationales où elle a triomphé. Elle est captive dans des territoires morts. En effet quel capital avons-nous accumulé, de quel savoir est-elle armée ? Notre jeunesse est séparée du savoir - souterrain, marginal et dispersé, accumulé par la société. Tout comme à l'indépendance, le socialisme étatique qui était alors dans l'air du temps a désarmé la société. C'est à l'État que la société avait confié son destin et non à ses capitaux, ses armes. Ce n'est pas un hasard si la colonne vertébrale de notre système a été fabriquée en Union soviétique. Qui pouvait alors réellement imaginer que l'État de droit pouvait survenir sans une monopolisation de la violence considérée comme condition sine qua non par les sciences sociales occidentales (Max Weber) ? Qui pouvait penser l'État de droit dans une société en armes ?

Les postcolonial studies et les subaltern studies[2] n'existaient pas encore. Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952 et Les Damnés de la Terre, 1961), Albert Memmi (1957) Portrait du colonisé, Edward Saïd (1978) L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Ranajit Guha (1983) The Elementary Aspects of Peasant Insurgency, Dipesh Chakrabarty (2000) Provincialiser l'Europe[3], n'appartenaient pas encore à l'air du temps. La société civile algérienne et sa diaspora et celles de la société indienne appartiennent certes à des histoires différentes. Les deux colonisations et les histoires autochtones nous séparent. Leurs moyens aussi. La convergence a tardé, mais aujourd'hui les postcolonial studies englobent les subaltern studies[4].

Boumediene l'a emporté sur Aït Ahmed, la société a crié sebaa snin barakat, parce qu'elle n'avait pas d'autre horizon. Aït Ahmed voulait la démocratie et le socialisme. Mais dans l'air du temps, la démocratie était trop liée au libéralisme et à son concept central, la propriété privée. C'est à l'État postcolonial que la société préférait confier son destin plutôt qu'à « l'individu propriétaire de lui-même, de sa volonté et du produit de son travail » (J. Locke), étranger à son histoire. Dans notre société non guerrière, ni John Locke ni Thomas Hobbes, les piliers de la philosophie politique à la base de l'individualisme possessif[5], ne pouvaient exister. Personne ne pouvait penser se soulever, faire la révolution, pour être « propriétaire de lui-même, de sa volonté et du produit de son travail ». La prolétarisation a commencé chez nous avec le colonialisme et le président Bouteflika n'a pas achevé l'accumulation primitive du capital[6]. Après avoir socialisé, c'est-à-dire investi à fonds perdu, avec le président Boumediene, il voulait conduire la libéralisation et achever de privatiser l'État. L'air du temps ayant changé, pour ceux qui se croyaient les plus clairvoyants, le socialisme était devenu l'antichambre, le détour non occidental du libéralisme. Ils étaient sur le point de se moquer de ceux qui n'avaient pas compris. Le libéralisme rampant du capitalisme d'État est le résultat de l'insuffisante accommodation des valeurs libérales par la société.

L'air du temps pousse le système à s'adapter, la jeunesse lui prête main-forte. Elle est attachée à la démocratie, mais pas encore au libéralisme. Le sera-t-elle jamais ? Le gouvernement algorithmique par les nombres n'est-il pas en train de se défaire de la démocratie représentative ? Le libéralisme n'est-il pas en train d'être associé étroitement à l'oligarchie financière et au complexe militaro-industriel américain ? La défaite du néolibéralisme n'est-elle pas en train d'être consommée dans la confrontation de l'Occident face au reste du monde et de la Chine ? La concentration du pouvoir économique à laquelle le libéralisme et sa libre concurrence conduisent n'est plus soutenable.

Pour faire face à la Chine et à l'Occident, il ne nous reste plus qu'à associer socialisme et démocratie si nous voulons conserver notre souveraineté sur nos marchés. Non pas socialisme étatique dont nous avons éprouvé l'échec, mais démocratie économique. Marché et socialisme. L'Allemagne, les pays nordiques et la Chine nous y ont précédés, mais à leur manière : économie sociale de marché et économie socialiste de marché. Il faut nous rappeler nos anciens marchés précoloniaux, nous appuyer sur eux, quand nous étudions les marchés modernes dans lesquels il nous faudra entrer. Le marché est une construction sociale, il doit être populaire, la société doit bien être informée, soustraite à la manipulation des spéculateurs.

La société doit savoir qui gagne quoi et pour quoi faire. Les consommateurs ne doivent pas abandonner leur pouvoir économique aux producteurs ni les citoyens aux marchands. La Chine (et certaines sociétés ayant gravité autour de la civilisation chinoise : Japon, Corée, Vietnam, etc.) et l'Occident diffèrent « radicalement » en ce qu'ils ont connu des histoires, des trajectoires, des voies séparées, mais pas très différentes. Ils ont tous deux construit leur État au travers de la guerre, de haut en bas, mais différemment. Tous deux appartiennent au même type de société : les sociétés guerrières. Ils ont construit leur État de droit par le haut, par les fils du Ciel, leur noblesse et leurs guerriers.

La Chine diffère de l'Occident en ce que l'hégémonie culturelle (A. Gramsci) n'appartient pas aux marchands, au capital financier.

Elle a dans le passé coupé les ailes de ses marchands (ainsi explique-t-on le fait qu'elle ait été dépassée par l'Europe dans son développement, qu'elle ait dû subir la marine britannique et hollandaise, que l'Empire chinois n'ait pu profiter des appétits d'une bourgeoisie libérée), aujourd'hui l'État et les marchands ont compris que tel n'était pas l'intérêt de chacun. Le complexe militaro-industriel américain est là pour le leur rappeler. Dans le parti communiste toutes les forces y ont donc leur place, se soutenant mutuellement, et non plus une seule classe ou une « direction éclairée ». Comme dans le passé impérial, les « officiels » continuent de se recruter de toutes les classes.

Faire un sort à la classe politique

En guise de conclusion. Il faut faire un sort à la classe politique. Elle appartient à la période postcoloniale, autrement dit à l'héritage colonial. Nos territoires ont besoin d'une unité à recomposer dont ils ne peuvent être les instruments que provisoires. Le parti unique doit les accueillir.

Le FLN n'est pas à mettre au musée, on doit lui rendre sa substance, il doit être restitué au peuple.

Pour construire l'unité de la société, tous doivent débattre avec tous, sans exclusive. Tous doivent y être organisés. Pourquoi pense-t-on au programme du congrès de la Soummam en oubliant ce point capital ? Nos adversaires ont-ils changé ? Comment ne pas succomber à leurs plans ? Y sommes-nous jusqu'ici parvenus ? A quel prix ? La crise de la fin des années quatre-vingt a vu la naissance du pluripartisme. Il n'a pas été conçu pour unir la société, mais pour la diviser. Bien sûr tout n'est pas noir ou blanc. Continueront-ils à servir la division ou la réunion ?

Notes

[1] Rappel : je fais une différence fondamentale entre les sociétés qui se sont construites sur la base de la division fondamentale du travail entre guerriers et paysans et les autres. La construction des États des sociétés guerrières a pris des siècles, imiter leurs institutions c'est croire celles-ci sans histoire.

[2] Le collectif des Subaltern Studies qui, contre toutes les formes élitistes de l'historiographie indienne (coloniales, nationalistes ou marxistes), mettaient l'accent sur les expériences et la capacité d'agir des classes populaires.

[3] Dipesh Chakrabarty's «Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference» is about recognizing the limitations of Western social science in explaining the historical experiences of political modernity in South Asia.

[4] «Subaltern Studies could be seen as a postcolonial project of writing history.» In Subaltern Studies and Postcolonial Historiography by Dipesh Chakrabarty

[5] Crawford Brough Macpherson. La Théorie politique de l'individualisme possessif. De Hobbes à Locke. Gallimard, 1971.

[6] Abdel Aziz Bouteflika un disciple d'Abdellatif Benachenhou ? L'inachèvement de l'accumulation primitive en Algérie telle est la thèse de son livre Formation du sous-développement en Algérie, Alger, 1976.