Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Lettre ouverte à Abdelaziz Bouteflika, ex-président de la République

par Kamel Khelifa

En tant que simple citoyen, comme celui que tu es devenu, je me permets de te tutoyer et de t'appeler par ton prénom, comme le font tous nos compatriotes, dans ce contexte de révolution populaire, déclenchée le 22 février et à laquelle tu sembles souhaiter le meilleur, à en croire le contenu de ton message adressée à la nation le 2 avril courant. A la bonne heure! Si tu étais toujours le président de la république, je me serais gardé d'effectuer une telle démarche : d'abord, pour te priver du plaisir de m'écrouer et pour ne pas manquer d'égards à la majesté de la fonction présidentielle, même si celle-ci t'a quelque part tournée la tête ; à en juger par la mégalomanie politique dont tu as fait preuve pendant vingt ans.

J'espère qu'en tant que citoyen, tu ne connaitras pas l'affreuse condition d'Algérien, décrite dans ma contribution du 28 mars sur le quotidien d'Oran... Il t'est demandé ici d'en excuser le ton et la franchise à l'égard de ton ancienne fonction présidentielle, à laquelle il va falloir pourtant t'habituer, dans tes rapports au quotidien avec l'environnement national, notamment la bureaucratie ; si tant est que tu doives t'y frotter un jour. Il me souvient ta déclaration indignée au sujet de l'administration algérienne dont les abus t'auraient suggéré de comprendre que l'''on puisse devenir terroriste...'' Abdelaziz, prends garde car la bureaucratie laissée derrière toi est autrement plus morveuse que celle que tu as trouvée en 1999. Aujourd'hui, elle pourrait te faire goûter (et aux tiens) les délices de son acrimonie corrosive, pour obtenir l'accès à un juste droit. Elle pourrait même te faire jouer la danse du ventre, pour accomplir une démarche administrative quelconque, si tu n'accordes point de prévenances à des sbires véreux, en mettant la main à la poche... Je peux te fournir à l'instant où tu demandes à le vérifier une demi-dizaine de cas de blocages bureaucratiques qui me touche personnellement, comme tant d'autres Algériens, sans raison objective ou réglementaire...

Aussi, me dois-je de continuer à te livrer en toute franchise mon sentiment sur ta gouvernance de l'Algérie, en réponse à quelques points contenus dans ton message adressé aux Algériens le 2 avril, après ta démission; ce propos complète ma contribution au quotidien d'Oran du 14 mars 2019, intitulée: ?'des belles promesses de Bouteflika, parlons-en!''

Tout d'abord, en tant que citoyen, prenons acte du pardon que tu demandes «à tous ceux des enfants de la patrie» à qui tu aurais manqué à ton devoir de président. Reste à savoir si la rue va accepter une requête pour le moins singulière, dès lors qu'elle fait descendre un ''homme providentiel'' (dixit Ould Abbes) de son nuage pour le mettre à la hauteur de notre modeste condition d'Algériens, d'Algériennes. Cependant, il reste à ce peuple une arête à travers la gorge, à ne point négliger : le viol de la constitution algérienne, entrepris témérairement et méthodiquement, au milieu de ta deuxième mandature, en 2008, semée de cactus dont on va avoir de la peine à enlever de notre chemin... Tu t'es employé, non sans un certain machiavélisme, exercice dans lequel tu passes pour un habile prestidigitateur, à procéder au remaniement de nombre d'articles constitutionnels dont le changement du contenu de l'article 74, portant limitation du mandat présidentiel à deux seulement; termes prévus dans les dispositions de la constitution de 1996, initiée par ton prédécesseur, pour favoriser l'alternance. Pourtant, Lamine Zeroual, peu avide d'honneur et de pouvoir, a voulu graver cette disposition constitutionnelle dans le marbre, de manière à la rendre inviolable.

Ainsi, voulait-il mettre fin à la «présidence à vie», ce que d'aucuns appelèrent, non sans humour, un «mandat à mort». Il se trouve que toutes les institutions se sont ?'couchées'' devant tant d'audace, à l'exception de quelques petits groupuscules dont certains le payeront très cher. Avec le cinquième mandat, le ras-le bol du peuple atteindra son paroxysme, raison pour laquelle il a investi la rue depuis le 22 février et t'a déposé...

Abdelaziz, sais-tu pourquoi des voix appellent Lamine Zeroual à reprendre le harnais pour conduire la transition? Outre que l'homme inspire confiance au peuple, il reste sur les lèvres de l'histoire comme celui qui n'a pas bafoué son honneur et sa dignité pour le pouvoir et les privilèges qui en découlent... Te concernant, tu as réussi à nous faire avaler des sornettes au sujet «du pouvoir qui grise» dont tu priais Allah de t'en garder... ; en y ajoutant du ?'Tab Jenena'', etc. Oui! Je sais que tu vas me rétorquer: ?'N'est pas Nelson Mandela qui veut...'' Ca, je ne te le fais pas dire et j'ajouterai même : ?'n'est pas Zeroual qui veut''!

Aussi, tu déclares, non sans aigreur tout à fait humaine, que tu as mis fin à ton 4ème mandat... Permets-moi de te rappeler que tu fus contraint et forcé d'abdiquer par un peuple déterminé, sans quoi tu aurais fini tes jours sur le trône, à caresser le rêve de funérailles nationales, plus grandioses que celles de ton mentor Houari Boumediene (nullement habité comme toi par des fixations maladives du pouvoir...); sans doute te voyais-tu accompagné à ta dernière demeure par de nobles têtes couronnées, de prestigieux chefs d'Etat étrangers et autres grands dignitaires du monde... Voilà comment le pouvoir égare les consciences des hommes politiques dont beaucoup sombreront méprisés dans les caveaux de l''histoire, pour avoir renié la parole donnée à leur peuple...

Aussi, tu as eu à louer la «collaboration que nous avons eu ensemble», dis-tu: «pour réaliser quelques objectifs, en termes de dignité et de grandeur» du pays... Abdelaziz! Je ne veux pas faire offense à la malice de l'homme qui a passé une grande partie de sa vie à grenouiller pour s'assoir sur un trône, en lui disant qu'un roi n'a pas de collaborateurs mais des sujets qui le servent; ceux-ci sont incarnés par le peuple rentier de l'Etat-FLN-RND,TAJ and Co...

Quant à la ?'dignité'' de l'Algérie, excuse-moi Abdelaziz, de t'indisposer encore avec ma personne, en te relatant l'humiliation de ma vie, encaissée le jour de ma mise en quarantaine pendant deux heures, à l'aéroport de Bangkok, faisant partie d'un voyage organisé par une association d'anciens étudiants, de différentes nationalités, au prétexte que mon pays était classé à risque; l'attente était liée à un complément d'enquête... En fait de ?'grandeur'' de notre pays, la Thaïlande n'exige point de visas aux ressortissants étrangers du monde entier, à l'exception d'une demi douzaine de pays black-listés, parmi lesquels figure l'Algérie ; comme du reste nos compatriotes ne peuvent se rendre sans visas que dans 6 à 7 pays. Voilà le résultat des performances de la diplomatie algérienne, tant vantée... Pour avoir un temps vécu à l'étranger, on disait en milieu estudiantin, déjà à l'époque où tu étais ministre des Affaires Etrangères : ?'quand tu n'as besoin de rien, va au consulat algérien...''

Abdelaziz, durant ton règne comme président, la condition du ressortissant algérien s'est aggravée. Il est non seulement mal reçu un peu partout à l'étranger (un de tes ministres a même subi une fouille à Paris !) et également et surtout dans les représentations consulaires algériennes. Celui qui l'affirme n'est autre qu'un un député algérien des USA-Canada-Océanie, Mohamed Gahche, dans une interview accordée à El Watan le 25/05/2011. Ce parlementaire ne fait pas dans la nuance quant au traitement réservé aux ressortissants algériens dans leurs propres ambassades : «où nos compatriotes entrent comme dans un commissariat avec la peur d'être fichés et réprimés...» Abdelaziz, tu n'as pas été fichu d'instruire tes représentations diplomatiques et consulaires de respecter les ressortissants algériens, comme veux-tu que d'autres Etats considèrent notre passeport...

La grandeur ne se mesure-t-elle pas à l'aune de la considération que l'on s'accorde d'abord à soi-même, pour que des Etats étrangers respectent notre identité ? Tu fus ministre des affaires étrangères de ce pays pendant environ 16 ans et 20 ans comme président, corrige-moi si je me trompe: n'est-t-il pas du rôle, du devoir et des prérogatives diplomatiques de la centaine d'ambassades et consulats d'Algérie dans le monde de veiller à l'image de l'Algérie, pour laquelle sont tombés en martyrs un million et demi d'Algériens ? Peux-tu me dire que fait-on avec ce budget astronomique en devises affecté à ce département ministériel ? Ne me dis surtout pas que tout le corps diplomatique vit sur un nuage comme toi...

Ceci dit, tu adresses des vœux aux «enfants de ce pays de parachever la construction de l'Algérie (...) en retroussant les manches», et patati! Patata! Avant ton retour aux affaires de ce pays, les Algériens à l'étranger ne dépassaient pas les 3 millions d'émigrés. Ils sont 7 à 8 millions à présent, dixit ton brillantissime vizir Ould Abbes, alors ministre de la solidarité. Ces «enfants» ont quitté l'Algérie en masse (le plus grand exode de notre histoire) la mort dans l'âme : des sans-emplois empruntant des embarcations de fortune, au risque de couler par le fond et de servir de nourriture aux poissons; d'autres sont partis faire des études à l'étranger et beaucoup ne sont plus revenus; des spécialistes dans différentes disciplines plaquèrent tout derrière eux pour mettre leur génie et savoir au service de pays plus cléments, en matière d'asile. Il faut dire, que nos compatriotes y trouvèrent du travail, du respect, une nationalité honorable et un passeport respectable... Je n'évoquerai pas avec toi ici les affairistes algériens qui ont mis les voiles vers des paradis fiscaux, après avoir amassé des fortunes colossales de mèche avec le sérail...

Sur ce point tu risques de me marquer un point, en arguant que les protégés du système sont des flibustiers. Abdelaziz, je te sens gagné par l'émotion, toi qui ne donne pas l'impression d'en éprouver les sensations... Aussi, vais-je te rendre grâce de ne pas justifier le fait, comme ton mentor Boumediene le fit publiquement, en s'exclamant, à propos de l'ivresse avancée des barons du régime par excès de pot-de-vin: «Quoi de plus normal que celui qui travaille dans le miel, trempe son doigt dans le pot...» Abdelaziz, comprends-tu pourquoi on ne peut demander à un peuple d'être recta quand ses dirigeants ne font pas montre de rectitude morale, d'honnêteté intellectuelle et de jugements politiques scrupuleux.

Tu parles de «retrousser les manches» dans un pays, où ton administration fit construire, à ta gloire, plus 200 000 ?'magasins du président'', destinés à des jeunes, sans doute pour vendre des produits portant des codes-barres trempés dans la sueur de peuples lointains, considérant sans doute que les bras des Algériens sont cassés ici... Pourtant leur utilité est éprouvée et appréciée à l'étranger, comme évoqué plus haut; des constructions inutiles, constituant une injure faite à ces lopins de terre livrés parfois aux herbes folles, comme l'Algérie est livrée à son triste sort... N'eut-il pas été préférable de construire, avec un tel budget, à la place de ces lieux fatrassiers, des studios dans un pays où des membres de familles s'entassent les uns sur les autres, avec un taux d'occupation moyen de sept personnes par F3.

N'est-ce pas ce pas de la gabegie? Tu ne le savais pas, me diras-tu. Si tu ignorais ce fait, lorsque tu étais en pleine vigueur, comment pouvais-tu savoir, dans un état d'invalidité avancée pendant sept ans, les intrigues de la cour, l'effacement du rôle de notre pays du monde, le pillage de l'économie, etc. Aussi, est-ce juste de prioriser une mosquée à milliards (Usd), érigée à ta gloire, avant de songer assurer aux Algériens la sécurité alimentaire, la santé, l'éducation, les logements, l'emploi?

Concitoyen Abdelaziz, tu rends grâce à Allah, par la volonté duquel «sera accordée une attention particulière aux jeunes et aux femmes pour accéder aux fonctions politiques, parlementaires, administratives» et tutti frutti... L'histoire pourrait à coup sûr te juger de n'avoir pas concrétisé ces nobles idées durant ton long règne de 20 ans, entouré d'un personnel politique gériatrique et aux idées fossiles... Certes, durant ton règne, des jeunes (hommes et femmes) ont pu accéder aux fonctions précitées, mais rares sont ceux ou celles qui pouvaient échapper à l'axiome ambiant du favoritisme, du régionalisme, du clientélisme, des recommandations, etc. La valeur intrinsèque de l'individu est rarement mise en équation dans l'Algérie de l'Etat-FLN, auquel tu servais de président... Si tu veux des exemples, je t'en fournirai une foison...

Abdelaziz, tu nous promets d'être toujours dans ton cœur... Les Algériens sont certes sensibles aux sentiments exprimés à leurs égards, de quelque lieu d'où ils émanent. Cependant, il est à craindre que l'homme de la rue ne te réponde qu'il espérait, de la part de celui qui était supposé être le ?'père'' de la nation, entendre battre son cœur pour eux, lorsqu'il était aux commandes du navire Algérie... Des milliers d'appels de détresse te furent envoyés par voie de presse et moult manifestations étaient organisées régulièrement devant Dar Sultan (Palais de Mouradia), par des familles dévastées par la hogra (mépris) et autres contingences de la condition d'algérien. As-tu entendu leur douleur? Non! Me diras-tu, car les agents avaient ordres de les disperser...

Enfin, Abdelaziz, tu nous rappelles que l'erreur est humaine et ce faisant tu réitères ta demande de pardon pour tout manquement à l'égard des Algériens. C'est bien. Peux-tu me dire qui t'empêchait, dans un dernier élan du cœur, d'accorder le pardon présidentiel aux Algériens emprisonnés pour leurs opinions et d'autres incarcérés sans jugement pendant des années? Tu vas encore me dire que... Stop! Tu as consommé tout ton crédit...