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On ne joue pas à cache-cache avec l'Histoire

par Mourad Benachenhou

Le temps est la dimension dans laquelle se jouent tous les évènements qui forment la trame de la vie quotidienne, des plus innocents aux plus importants, de ceux qui touchent la vie de l'individu, à ceux qui bouleversent toute une société.

Le problème du contrôle de cette dimension est une question fondamentale dans la vie sociale et politique. C'est là une observation banale souvent oubliée, car le temps parait à la fois disponible à tout le monde de manière égale, et échappant à tout contrôle de la part des humains, quelles que soient la puissance ou les richesses dont ils disposent. Il semble, de manière erronée, qu'on peut « compter le temps, mais non le contrôler. C'est là une illusion savamment entretenue par ceux qui savent de quoi il retourne, et qui jouent de cette illusion pour imposer leur propre structuration du temps en vue de leurs propres objectifs.

Le temps, une dimension dont le contrôle varie avec la position de l'individu dans l'échelle sociale

En fait, qu'on y prête attention ou pas, la place que chacun occupe dans la hiérarchie sociale lui donne plus ou moins la maitrise de son temps, et lui permets de déterminer le contenu qu'il peut et veut lui donner.

La ménagère , maitresse de maison, ne peut pas donner à son temps plus de contenu que les activités domestiques qui définissent son univers restreint : elle peut décider, plus ou moins librement, de consacrer plus de son temps à faire le ménage que la cuisine, à s'occuper de ses enfants plus que d'elle-même, bref à gérer son temps en fonction de son domaine d'action. En dehors de son champs d'action habituel, son pouvoir sur le temps des autres membres de sa famille peut être restreint ou même nul, et ne touche qu'aux aspects de la vie familiale qu'elle partage avec eux.

Le travailleur, tenu à des horaires déterminés par ses taches et les responsabilités professionnelles qu'elles impliquent, voit une partie de son temps lui échapper. Il ne peut ni rentrer, ni sortir de son lieu de travail à son gré, et il ne peut donner à son temps d'autre contenu que celui qui définit ses activité professionnelles. Il peut, certes, tricher, parler au téléphone avec ses amis pendant son temps de travail, jouer avec l'ordinateur de son bureau, etc. etc. mais sa marge de manœuvre en matière d'usage ou de contenu de son temps reste restreinte.

Avec l'élévation de l'individu dans la hiérarchie politico-sociale, il acquiert non seulement la capacité d'utiliser son temps à son gré, mais également d'imposer aux autres le contenu de leur temps. Le sommet de la hiérarchie sociale, représenté par la plus haute autorité du pays, qui est tant un homme qu'une institution, c'est-à-dire un ensemble de moyens humains, matériels et financiers mobilisés pour concrétiser son pouvoir suprême de décision, est, évidemment, celui qui peut imposer à toute la population du pays dont il assure le leadership, le plus grand nombre de règles en ce qui concerne le contenu de leur temps. Cela va de la fixation du type de calendrier suivant, en passant par les jours de repos et de festivité, sans oubliant les évènements politiques majeurs, comme les dates de célébration de tel ou tel fait historique important, en y ajoutant, évidemment, les dates des élections de quelque niveau de représentativité que ce soit, du niveau local au niveau national.

Le temps, une ressource dont l'usage est règlementé par l'Etat

Dans l'état moderne, présent dans tous les aspects de la vie de l'individu, l'emploi du temps du citoyen, quel que soit son âge, ou ses activités, est organisé par des réglementations qui ressortissent du pouvoir politique en place, de la durée du temps de travail, en passant par la durée des études, les périodes et la durée des congés et des vacances scolaires, etc. etc. Donc, en fait, l'autorité de l'état est présente dans l'organisation du temps du citoyen, suivant ses particularités en termes d'âge, de profession, d'état de santé, sans compter les périodes où il doit consacrer tout son temps au service de l'état : service militaire ou mobilisation générale.

Ainsi, l'usage du temps dans lequel vit le citoyen lui est imposé par des règles étatiques, qui lui laissent une liberté limitée.

Les crises politiques se manifestent par le rejet de la règlementation de l'usage du temps par l'Etat

On peut même affirmer qu'un état fort est un état qui réussit à organiser le temps de ses citoyens de telle manière qu'il n'y aurait plus aucun temps « personnel » dont celui-ci peut disposer en toute liberté. Le temps est une dimension sociale, plus qu'une durée abstraite calculée en unités de temps.

L'incapacité de l'état d'imposer au citoyen le contrôle de son temps est un signe de crise politique ou sociale profonde. La grève est une forme de rejet du temps imposé par les réglementations du travail. La preuve qu'elle constitue une sorte de violation du pouvoir d'état est qu'elle ne peut être légale que si elle est autorisée, et toute violation de cette règle appelle l'intervention des institutions de répression des lois du pays. Lorsque ces règles sont violées, en cas de grèves sauvages ou de grèves institutionnelles, c'est l'autorité de l'état qui est défiée par les grévistes, et qui est mise en échec. Les grévistes, dans ces cas, rejettent le droit de l'état de gérer leur temps de travail. Et si ce genre de rejet couvre un grand nombre d'activités, on a affaire à une situation de défi à la légitimité des lois du pays et à la légalité des décisions ad hoc établies par l'état dans le domaine de la gestion, du temps.

Un autre cas est constitué par les manifestations de masse, qui se déroulent en dehors des temps de travail ou d'activité sociales habituelles. Ces manifestations doivent recevoir l'autorisation des administrations participant du pouvoir d'état, et, pourtant, elles se déroulent habituellement pendant les temps de loisir de ceux qui y participent.

De même que le citoyen a le droit d'utiliser comme il l'entend l'argent qu'il possède, il a aussi le droit d'utiliser le temps qui lui reste après qu'il ait travaillé ou vaqué à ses affaires quotidiennes, comme il l'entend.

L'état ne peut pas réglementer le temps de loisir du citoyen , qui devrait avoir toute liberté d'aller à la pêche, de pratiquer un sport quelconque, ou de manifester en masse . La procédure d'autorisation de manifestation est arbitraire car elle établit des règles limitant la liberté du citoyen de faire ce qu'il veut en dehors de ses heures d'activités professionnelles.

Le citoyen qui défie les autorités publiques en manifestant sans autorisation préalable est en rupture de ban avec elles. Les manifestations de caractère spontané sont autant de défis à l'autorité publique, et si elles sont fréquentes et collectivement puissantes, elles sont révélatrices, tout comme les grèves sauvages, d'une crise d'autorité des pouvoirs en place.

Toute crise politique apparait donc comme un conflit entre les autorités politiques et les citoyens pour le contrôle du temps. C'est un aspect des crises totalement ignoré des sociologues et politicologues de métier, qui s'intéressent plus aux causes des conflits qu'à leur manifestation la plus évidente, à savoir le rejet par les citoyens de l'organisation officielle de leur temps, comme établi par des lois et réglementations.

La crise actuelle reflète, entre autres, des divergences profondes de calendrier entre l'Etat et les citoyens

Un exemple de ces situations où la crise apparait à travers des conflits d'emploi du temps est celle que connait actuellement notre pays. Il y a divergence de vue clairement exprimée par les adversaires en présence quant au calendrier des activités au sommet de l'état pour les mois à venir.

D'un côté le pouvoir en place décide de la suppression d'élections présidentielles qui devaient se tenir selon un calendrier fixé par la loi, et d'instaurer une période additionnelle au mandat présidentiel, sans même s'appuyer sur une clause de la constitution en place, mais également d'organiser, à une date à déterminer, une conférence nationale que ne prévoit également aucun article de la Constitution. L'état a décidé, unilatéralement, de cette organisation de la période à venir, structurant le temps selon ses propres intérêts et ses propres objectifs. La masse des Algériennes et des Algériens a rejeté ce calendrier et a manifesté ce rejet en usant de son temps libre, tous les vendredi après-midi, pour exprimer son opposition.

Le conflit porte sur l'usage politique du temps pour certaines actions décidées par les autorités, et les opposants à ce découpage officiel du temps réservent une partie de leur temps à exprimer leur opposition, en menaçant même de lancer un mot d'ordre de grève, ou de gel d'activités sociales de tout genre, pour forcer ces autorités à revoir leur calendrier.

Brusquement, ces autorités, qui pensaient pouvoir gérer à leur gré le temps dans lequel se déroulent les activités de la société, selon leur propre désidérata se retrouvent dans une situation où leur calendrier est refusé. Elles peuvent, évidemment, passer outre aux protestations des citoyens. Mais, de l'autre côté, elles risquent de perdre totalement le contrôle du temps de ces citoyens qui vont multiplier les manifestations de leur refus, jusqu'à décider simplement d'arrêter toutes leurs activités, et donc de créer une situation de « temps mort collectif » sous forme de grève générale.

Un même temps chronologique, mais deux périodes historiques différentes

Ce conflit révèle une crise de légitimité profonde qui ne peut qu'être aggravée par l'entêtement des autorités publiques à vouloir imposer leur propre calendrier, quelles qu'en soient les conséquences sur la perturbation de l'usage de la dimension temps qu'elles partagent avec les citoyens, qu'elles le reconnaissent ou pas.

Les citoyens ne leur reconnaissent plus le droit de gérer le temps comme elles l'entendent et en fonction de leurs propres objectifs. Les propos lénifiant qu'on entend ça et là en provenance d'hommes d'autorité au pouvoir , et qui semblent reconnaitre une certaine légitimité aux manifestations populaires, n'en demeurent pas moins en contradiction avec la ferme décision de ces autorités de s'en tenir à leur propre calendrier, sans regard pour le rejet de ce calendrier par les citoyens, qui consacrent une partie de leurs loisirs à appuyer leur opposition par des manifestations prouvant qu'elles bénéficient d'un large appui de l'opinion publique .

Il ne sert à rien de les « caresser dans le sens des poils, » si, d'autre part, on est sourd à leurs revendications. Les expressions d'amour et de soutien qu'on leur prodigue depuis ces derniers jours sont annulées par l'obstination à ne pas changer une virgule du calendrier officiel. On reconnait le droit aux citoyens d'utiliser leurs loisirs à exprimer leur point de vue, mais, en même temps, on refuse de leur donner le droit de participer à la fixation du mode d'utilisation du temps à venir en vue de sortir le pays de cette crise de légitimité.

Ce déphasage dans la fixation actuelle du contenu de la dimension « temps » dans lequel activent tant les autorités publiques que les citoyens traduit un déphasage encore plus grave, et qui touche à la phase de l'histoire du pays dans lequel chacun de ces groupes active.

Les autorités en sont encore à la phase où elles pouvaient, en toute liberté et en toute sérénité, prendre toutes les décisions qui leur plaisaient, que ces décisions aillent ou non dans le sens des intérêts de la communauté nationale, et elles continuent à agir comme si ce temps n'était pas révolu. Les citoyens ont dépassé cette phase, et se placent dans un temps historique où les décisions collectives ne sauraient être prises unilatéralement par le sommet de l'état, de manière opaque, et sans considération des vues de ces citoyens.

Les autorités vivent encore dans le temps de l'Etat patrimonial

Il y a un décalage historique entre les dimensions-temps de l'une et l'autre de ces parties. Les autorités publiques font fi de l'évolution de la société, et refusent de sortir de la dimension historique qui légitime leur pouvoir et justifie leurs décisions. Les citoyens sont dans une autre dimension historique, qui dicte une réorganisation du champs politique fondée sur la participation populaire aux affaires de la cité. Les autorités font semblant de reconnaitre cette nouvelles dimension, mais veulent, en contradiction avec leur propre reconnaissance, l'organiser unilatéralement et en fonction de leurs propres desseins cachés. C'est un « oui, mais nous nous considérons comme propriétaires du pays, et nous vous accordons une faveur en acceptant de vous dicter, sous une forme plus subtile qu'avant, par l'organisation, selon nos propres règles, d'une conférence nationale dont nous choisirons la composition et le fonctionnement, comme l'ordre du jour, et par laquelle, nous, les propriétaires, vous accorderons le droit de contribuer, quand et comme nous le voudrons, à la gestion de notre propriété appelée « Algérie. »

Les autorités reconnaissent verbalement l'anachronisme de leur approche, mais refusent de l'abandonner

Les autorités en sont restées à la phase patrimoniale de l'Etat, et veulent imposer un calendrier politique fondé sur cette phase. Les Algériennes et Algériens ont dépassé cette phase et considèrent que l'Algérie est la propriété collective de tout le peuple, et que sa gestion doit être fondée, ab initio, ou dés maintenant, sur ce principe qui met fin et rend obsolète le système patrimonial auquel s'accrochent encore les autorités publiques.

Celles-ci reconnaissent verbalement l'anachronisme de leur approche, mais tiennent à ce qu'elle serve à fonder un système politique ouvert. Elles en sont encore au point de la phase de la décolonisation où les autorités coloniales tentaient de gérer le processus d'accès des pays Maghreb à l'Indépendance, il y a plus de soixante années de cela.

La stratégie des autorités politiques algériennes est un peu la fameuse « indépendance dans l'interdépendance, » promise pas Edgard Faure, politicien français, aux protectorats marocains et tunisiens, il y a plus de 60 années de cela, solution rejetée par les partis indépendantistes de ces deux peuples, ou de « l'indépendance personnelle, » accordée aux Algériennes et Algériens par Guy Mollet, fin 1956, et rejetée par le peuple algérien.

En conclusion : Les autorités publiques ont donc le choix de se mettre en conformité avec les exigences de cette phase historique dans laquelle vit actuellement le peuple algérien, ou de perpétuer le système de régime politique patrimonial frappé d'obsolescence et rejeté par ce même peuple.

Quel prix les autorités politiques actuelles sont-elles prêtes à faire payer au peuple algérien pour lui imposer un régime qu'il récuse avec force, et également avec sagesse, sans usage de la violence, mais uniquement en se réclamant de son pouvoir de mobiliser son temps libre pour exprimer ses vues sur la façon dont il envisage l'avenir politique du pays ? On ne peut pas jouer à cache-cache avec l'Histoire. L'ancienne puissance coloniale l'a tenté, et a échoué.