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Donner du sens à l'émergence de la citoyenneté

par Mohamed Mebtoul

Un mouvement social aussi puissant a réussi le défi, en trois semaines, à s'inscrire dans un nouveau processus politique certes inachevé, incertain, mais prometteur, au sens où il indique la voie d'une émancipation, d'une autonomie à l'égard du pouvoir actuel. Il y a des mots importants, déjà évoqués dans les stades de football : « Petit à petit, nous arriverons à El Mouradia » (le lieu où est situé la présidence).

La société dans sa diversité sociale, culturelle et sexuée, écrasée et asphyxiée par un pouvoir autoritaire jouant sur la peur, la stabilité et la continuité (restons tels que nous sommes) a illuminé l'espace public devenu indéniablement politique. Le mouvement social en Algérie est dans la réinvention progressive du politique, c'est-à-dire la façon d'instituer autrement la société. Il donne du sens à l'émergence d'une citoyenneté qui est aussi une façon de s'insurger et de refuser collectivement l'ordre politique établi. L'histoire est énigmatique. L'inattendu, l'imprévisible et l'invisible au cœur de toute société, jouent un rôle non négligeable dans le champ du possible de tout mouvement social. La société est loin d'une cruche vide qu'il est possible d'instrumentaliser sans cesse. Ce mouvement social peut aussi se lire comme celui d'un miroir inversé qui est la réappropriation de la parole dans l'espace public par les jeunes au détriment des octogénaires qui gouvernent le pays. Il s'oppose de façon explicite et résolue aux dernières manipulations du pouvoir de prolonger le 4ème mandat sans calendrier précis sur les futures élections présidentielles reportées de façon illégale. La constitution ne prévoit le report des élections qu'en cas de guerre.

La transformation du politique

La présence active et plurielle des populations dans les recoins des villes et des villages algériens, est la preuve irréfutable de la prégnance d'une volonté farouche de vivre enfin après tant de décennies d'humiliation et d'injustices sociales. Vivre pour les manifestants, c'est pouvoir enfin être reconnus comme des acteurs incontournables dans la transformation du politique pour mettre fin aux interdits, à l'?opacité du pouvoir politique, à la corruption et à l'injonction politico-administrative. Le « dégagisme » est profond. Ce n'est pas qu'un mot. Il fait référence à une histoire douloureuse et silencieuse vécue depuis des décennies par la population. Il est bien de l'ordre du politique. Il n'intègre pas uniquement le champ de la morale ou de l'affectif. Il rappelle que l'attente première des acteurs du mouvement social est de rompre avec le système politique. Le slogan « dégage » sous-entend le refus catégorique des hommes du sérail impliqués activement avec le pouvoir actuel. Il s'agit donc de permettre progressivement l'émergence d'autres acteurs politiques, honnêtes, crédibles et représentatifs de la population. La compréhension fine et du dedans de la dynamique sociale déployée par le bas semble importante pour éviter les recyclages douteux et les opportunismes nombreux.

C'est moins la méfiance ou la peur dont il est question ici, mais plutôt de la rigueur dans l'accès à une représentation qui soit la plus proche des attentes des acteurs du mouvement social. Une structuration trop précipitée du mouvement social risquerait de fragiliser ce sursaut collectif novateur. Le mouvement social est un construit sociopolitique, un apprentissage collectif de la démocratie. Celle-ci est moins un modèle à mettre en œuvre comme une recette, qu'une invention continue au cœur des débats publics et contradictoires. Dans les assemblées générales des étudiants, des leaders ont ainsi pu émerger en raison de leurs capacités réelles reconnues par leurs pairs. Des artistes discutent collectivement de leur avenir professionnel. Des enseignants réfléchissent à la refondation de l'Université. Le débat collectif est impératif pour renforcer le mouvement social, construire des contrepouvoirs crédibles et autonomes à l'égard d'un pouvoir qui a fomenté pendant des décennies sa « société civile » et « ses » associations faire-valoir et fictives à son service.

Les capacités des jeunes

Les enfants, les jeunes et les femmes, tenant le drapeau national à la main ou l'enveloppant autour de leur corps, ont démontré leur attachement à un patriotisme populaire. Celui-ci sous-entend leur détermination à s'impliquer activement dans le processus politique. Ils ne peuvent donc être oubliés dans le choix des hommes qui présideront à la destinée de l'Algérie. L'écoute des propos des jeunes est centrale pour accéder à une traduction politique qui soit la plus en adéquation avec le mouvement social. Relevons ici la capacité des jeunes à décrypter de façon critique le langage des acteurs politiques aveuglés par leurs certitudes et leur arrogance. Le discours moral s'est substitué par laxisme ou paresse intellectuelle au long travail de proximité avec les jeunes. Les acteurs politiques et institutionnels ont souvent parlé en leur nom sans les connaitre. Le mouvement social dévoile l'inversion opérée par le régime politique. On peut la reformuler ainsi : « Vous (le pouvoir) nous avez de façon paternaliste méprisé, en nous considérant comme étant incivique, sale, peu patriotique en voulant fuir ce pays et inconscient politiquement. Nous vous démontrons le contraire : nous sommes plus attachés au pays que vous. Le civisme est bel et bien de notre côté. Après la marche, nous nettoyons les espaces publics ».

Le pouvoir a sous-estimé les compétences cognitives, relationnelles et sociales des jeunes. Elles résultent de leur expérience sociale au quotidien dominée par la souffrance, « le vide » selon leur expression, le refus de toute reconnaissance sociale et politique et les réseaux sociaux décisifs dans la circulation rapide de l'information. Quand on est « rien » ou si peu dans un système politique fabriquant de l'exclusion, de la rigidité morale pour plus de la moitié de la population ayant moins de 30 ans, il ne reste que la production d'un imaginaire critique et radical fait de chants et de métaphores, allusions à leur mal-vie, scandés collectivement dans les stades de football. Ils représentent des ressources cognitives importantes réactivées de façon inventive dans la construction du mouvement social du 22 février 2019. Les jeunes ont su allier l'humour politique croustillant dominé par une créativité dans la production des slogans et une détermination à toute épreuve pour affirmer nettement leur refus du système politique.

Si le pouvoir algérien est bien obligé de reconnaitre formellement l'importance du mouvement social pacifique mené par des jeunes, sa pratique politique a toujours consisté à les marginaliser du champ politique. Il a privilégié un personnel politique sous tutelle, âgé et recruté selon les affinités régionales et familiales. Le fonctionnement du politique en Algérie a été dominé par l'entre soi pour se prémunir de ce que Karima Lazali (2018) nomme pertinemment le « fratricide », c'est-à-dire la guerre entre les frères ennemis pour s'approprier le pouvoir.

Humour politique croustillant

L'humour rejaillit dans les slogans centrés sur la nécessité de faire partir ce pouvoir d'octogénaires. Dans la gestualité et les chants des jeunes, le mot rupture avec le système politique, est incontestablement imposant, récurrent et repris en force par toutes les catégories sociales présentes au cours des manifestations. On peut traduire l'esprit des manifestants à Oran, ce jour du 15 mars : « Non à ce système politique qui nous a enterré « vivant », nous cloisonnant dans des espaces comme le coin de rue, les stades ou le café. Nous sommes aussi partie prenante de ce pays que vous avez privatisé pour vos propres intérêts ». De façon élégante, les jeunes conjuguent à leur manière le verbe marcher : « Je marche, tu marches, ils partent... ». Ils montrent qu'ils sont loin d'être dupes des manipulations des responsables politiques. Ces derniers ont contourné de façon vicieuse la candidature Bouteflika au 5ème mandat par la prolongation illégale, non constitutionnelle du 4ème mandat pour leur permettre de gagner du temps, sans proposer un calendrier pour la future élection présidentielle. « Quand on dit non au 5ème mandat, il nous dit : « on garde le quatrième ». Les jeunes sont conscients du divorce fort avec le pouvoir actuel : « Vous faîtes semblant de nous comprendre, on fait semblant de vous écouter ». Leur espoir est clairement formulé : « Hé ho ! Enlever le clan au pouvoir, on sera heureux ».

La manifestation du 15 mars est plus qu'une simple répétition de celle du 8 mars 2019. Plus puissante de par le nombre plus important des manifestants, elle est aussi plus radicale. Cette radicalité est une manière de dire leur refus des manipulations du pouvoir. Plus profondément, elle résulte d'une profonde souffrance de la population vouée au silence, aux interdits et aux multiples injustices sociales. Les luttes sociales depuis octobre 1988, sont dominées par les contreviolences dans les stades, réponse à la violence institutionnelle et politique ; les nombreuses émeutes face aux distributions injustes et sélectives des logements ; les évènements dramatiques en Kabylie en 2001 ; le mouvement des chômeurs à Ouargla dans le Sud du pays ; la grève de près de 6 mois des résidents en médecine entre 2017 et 2018 ; le mépris à l'égard des harragas, ne peuvent être oubliées. Elles ont subi un processus de détournement au profit des différents pouvoirs qui n'ont pas hésité à user de la matraque et de la baïonnette à l'encontre des manifestants. Tous ces mouvements sociaux antérieurs ont incontestablement laissé des traces dans la mémoire collective. Les jeunes font référence au mépris institutionnalisé dont ils ont été pendant des décennies, les victimes (Mebtoul, 2018). Le régime politique n'a cessé de rappeler sa conviction politique majeure : rester dans le statu quo, manière de dire : « j'y suis, j'y reste ». « Le pouvoir m'appartient ». Le revirement de l'histoire leur a donné tort. Le mouvement social accède de façon plus marquante que les luttes antérieures, à la revendication politique majeure qui est celle d'une remise en question radicale du système politique.

Références bibliographiques

Lazali Karima, 2018, le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l'offense coloniale en Algérie, Alger, Koukou.

Mebtoul Mohamed, 2018, ALGERIE : La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.