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L'année de tous les dangers ou comment éviter la transition permanente

par Wissam Chekkat

La crise politique actuelle était prévisible depuis des années et tout laissait présager que l'année 2019 allait être l'année de tous les dangers. Tous les indicateurs étaient au rouge et pourtant rien n'a été fait pour désamorcer une crise inévitable.

L'une des nombreuses raisons sous-jacentes de la descente aux enfers actuelle est une certaine conception étriquée du pouvoir, conçue comme un rapport de force et un privilège acquis ou arraché par la force. Les responsables n'ont jamais accepté la notion du consulting en interne ou en sous-traitance et encore moins toute forme de prospective. Le responsable nommé par le système ne voit rien, n'entend rien et ne dit presque rien. Il n'accuse réception que de rapports tronqués et épurés où il n'est question que de résultats positifs, à peine commentés d'une langue de bois châtiée, parfois à la limite du lyrisme. Ceci dans le cas où les concepteurs de ces rapports fournissent un certains efforts. Pour d'autres, ils ne font que copier-coller les rapports précédents sans le moindre changement de fond.

Cette cécité des appareils de l'Etat est inquiétante à plus d'un titre. Cela veut dire que les moyens de collecte et de synthèse de l'information sont opérationnels au niveau subalterne mais non prises en considération à tous les échelons supérieurs. En termes plus simples, cela veut dire qu'à partir d'un certain niveau de responsabilité, le plus souvent assez élevé dans la hiérarchie, il y a une rupture totale entre le réel et la perception de la réalité.

Les immenses mobilisations populaires désormais hebdomadaires sont les plus importantes dans l'histoire contemporaines de l'Algérie et dépassent dans leur magnitude et ordre de grandeur les liesses d'un peuple de 9 millions d'habitants que comptait alors le pays à son indépendance. En dépit d'une certaine manipulation politique résultant d'une lutte de factions au sein du pouvoir réel algérien, il est indéniable que le ras-le-bol d'une grande partie de la population a atteint un seuil tel qu'il déborda dans la rue d'une façon remarquablement pacifique. Au-delà de la lutte à mort des factions du pouvoir, c'est le rejet massif, explicite et total du système qui a transcendé les luttes de sérial et la volonté d'une faction à actionner des relais dans la rue. Ce rejet a fini par emporter même les apprentis manipulateurs qui tentaient de jouer à un jeu assez connu. Ce n'est pas la première fois que les affrontements au sein du pouvoir débordent et se traduisent par des émeutes : l'exemple du 05 octobre 1988 fut un cas d'école dans ce cas de figure précis. Toutefois le recours à la rue comporte toujours des risques non maîtrisables et aléatoires. A partir du 22 février 2019, les populations brisèrent toutes les conventions d'un langage codé que seule une minorité parvenait à en déchiffrer les signes. La partie s'estimant lésée au sein du pouvoir réel qui a voulu recourir à la rue contre la faction exerçant le pouvoir s'est retrouvée piégée. Non seulement les Algériens dans leur immense majorité sont sortis manifester leur rejet du « pouvoir » mais de tout le « système » dans toutes ses déclinaisons passées et présentes. C'est un moment de rupture semblable à celui du 05 juillet 1962. C'est un acte fondateur et le projet d'une date historique.

Qu'à cela ne tienne, la faction qui a voulu recourir à la rue a voulu récupérer et exploiter le mouvement en choisissant la date du 08 mars 2019 correspondant à la journée internationale et qui demeure une fête en Algérie, dans une tentative désespérée de renforcer une empreinte idéologique connue, celle d'un pan entier du système politique Algérien depuis l'indépendance, laquelle s'est érigée en paravent au début des années 90 pour s'opposer à l'islamisme. Très peu d'observateurs ont fait attention à cette dimension. Une faction revendiquant le retour aux affaires a imité les adversaires du Président Américain Donald Trump, qui ont eu recours à des manifestations féministes dès le début de son mandat et à des actions basées sur la thématique du genre tout au long du bras de fer dans lequel il est engagé jusqu'à aujourd'hui avec les factions adverses de l'Etat profond US. Ce qui était un peu ironique vu les immenses privilèges accordés par le Président Abdelaziz Bouteflika aux femmes depuis son avènement en Algérie. Encore une fois, le peuple n'a pas marché dans la combine et a hué les représentants des deux factions et de tous leurs intermédiaires. Une majorité de jeunes, ceux issus des réformes catastrophiques de l'éducation et de l'enseignement supérieur et qui sont paradoxalement désinhibés à cause de leur absence totale de repères, ne voulaient plus rien savoir : « qu'ils partent tous ! »

C'est d'ailleurs la phrase qui a déplu à M. Lakhdar Brahimi et sur laquelle il a émis une remarque nous rappelant des réminiscences de Paul Bremer, pro-consul US en Irak post-Saddam Hussein, oubliant peut-être que c'est la décision irréfléchie de ce dernier consistant à débander les forces armées irakiennes qui a transformé l'aventure irakienne en un désastre sans précédent pour l'ensemble des protagonistes. C'est une situation qui n'a que très peu voire aucun point commun avec l'Algérie.

En réalité la crise actuelle en Algérie n'est en aucun cas similaire à celle de la Syrie avant 2011 (et j'en parle de ce pays particulier en fort connaissance de cause) ni à celle ayant prévalu en Irak avant 2003 ou encore la Libye de Gaddafi de 2010. Contrairement à ces pays, l'Algérie a eu tout le temps et même plus que le temps nécessaire d'observer les bouleversements géostratégiques et l'émergence des menaces et de s'y préparer en conséquence. Or, sur le plan politique interne, l'Etat s'est figé autour de coteries plus intéressées à piller et à profiter de la rente qu'à parer à un danger visible et que tout le monde voyait venir. Le choix des hommes est important. C'est lui qui détermine la montée ou la chute des institutions. L'actuel vice Premier ministre devrait méditer longuement sur ces deux dernières phrases.

Le mauvais choix des hommes est toujours néfaste. Le népotisme et la cooptation expliquent en grande partie les débâcles des pays arabes dans leurs conflits militaires face à leurs ennemis. La nomination de personnes incompétentes sur la base de relations clientélistes mène invariablement et systématiquement au désastre et c'est l'une des plus grandes leçons que l'on peut retenir de la crise politique algérienne. Une crise qui ne va certainement jamais aboutir à une transition permanente comme de par le passé récent, car cette fois, il y a un élément nouveau et fort impondérable, susceptible de transformer la donne ou l'empirer. Les appareils d'Etat ne maîtrisent plus certains aspects de cette situation tandis que pour la première fois, les relais et les soupapes de sûreté politiques et sociétaux ne fonctionnent plus. D'où la propension naturelle à la manipulation, l'implosion dirigée, le fractionnement ou l'infiltration. Ce qui explique le revirement de nombreux soutiens du système en faveur de l'action populaire, qui s'apparente à un revirement opportuniste, suivant la direction du vent et du rapport mouvant ou dynamique des forces en présence afin de préserver des intérêts et privilèges. Une constante au Maghreb constatée par Ibn Khaldoun dès le 14ème siècle.

La Conférence nationale inclusive est floue dans sa portée et si son objet est un amendement partiel ou complet de la Constitution, son déroulement s'assimilera à un interminable dialogue byzantin et vu les égos et les ambitions de beaucoup de personnes- tout le monde s'estime ministrable ou présidentiable, la tâche est moins celle du nettoyage des écuries d'Augias que du brouhaha au sommet de la tour de Babylone.

Le facteur humain est fragile. Le système algérien, en mode de transition permanente depuis 1962 ne l'est pas. Il s'est toujours débarrassé de sa composante humaine comme d'une ressource jetable dès qu'il s'en est servi ou quand elle représente un risque pour son existence ou continuité. Le Président actuel, fort de sa très riche expérience politique, le savait et a tout fait pour en affaiblir la prise. Chose que certains de ses prédécesseurs ont été tentés de faire en échouant. Il ne reste donc qu'une seule force véritable : les unités de combat des forces armées. D'où le rôle pivot du chef d'état-major. Le reste a été miné par la corruption, le monopole de l'économie au profit de coteries, les passe-droits, la destruction du mérite, l'effondrement du système éducatif et l'émergence d'une large classe de prédateurs issus de la population qui ne cherche que le pillage et le détournement des droits et des aides de l'Etat au détriment de la collectivité. Tout cela a mené à un début d'incendie qu'il faudra circonscrire au plus vite. L'heure est grave. Le risque est si élevé que des pays amis comme l'Italie, la Russie et la Chine commencent à poser des questions concrètes tandis que les pays européens et même ceux du Sahel ne cachent plus leurs inquiétudes sur ce qui serait l'un de leurs pires cauchemars. La situation peut être encore sauvée sous deux conditions : éviter toute ingérence exogène ou étrangère dans la crise actuelle et accélérer la mise en place d'un cadre légitime et concret permettant une sortie de crise rapide et une rénovation totale du système politique.

L'année 2019 est donc celle de tous les dangers pour l'Algérie mais également celle, fort tenu, d'un nouveau départ.