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La foule, cette vague scélérate

par Mazouzi Mohamed*

«L'Etat puise sa légitimité et sa raison d'être dans la volonté du peuple.» Sa devise est «Par le Peuple et pour le Peuple». «Il est au service exclusif du peuple.» (Constitution algérienne)

Surgissant de nulle part, au moment où on s'attend le moins, ignorant sa propre force phénoménale, produit de résiliences contenues , de traumatismes refoulés , amas de vagues rebelles qui se bousculent , s'entrechoquent les unes contre les autres ,se superposent et déferlent sur un monde qui se croyait prémuni et à l'abri de la vengeance d'une nature qui essaye de reprendre ses droits. Une Foule trimbalant dans ses mains une vindicte populaire que la providence contenait difficilement, gardant au secret le moment fatidique où le cataclysme sera libéré. Elle est imprévisible, capricieuse, dangereuse, animée par une volonté de puissance aux desseins imprécis, sans but ultime ni avenir immédiat. Ephémère, elle finira par se fracasser sur des rivages inconnus et sera vite oubliée. Néanmoins elle aura le temps de tout chambouler, de redessiner la nature avec de nouveaux matériaux disparates qu'elle exhibera de manière ostentatoire offrant au riverains casaniers la possibilité de contempler les nouveaux paysages que sa colère a façonné. Elle aura le temps de forcer le destin à ouvrir des voies jusque là obstruées et interdites, le temps de proposer des choix jusque là négligés, le temps de bouleverser l'ordre établi et mettre fin à des anomies endémiques et à des iniquités séculières.

Jamais aucune Foule, en dépit de ses colères légitimes et de ses causes les plus nobles qui émeuvent, fascinent et interpellent un monde toujours empathique et compatissant, ne peut se substituer à un Gouvernement aussi despotique et exécrable soit-il ; un Gouvernement que la Foule aura elle-même contribué à mettre en place, un gouvernement sincèrement menteur qui prétendra au moment de sa destitution et de sa répudiation n'avoir œuvré que pour la servir. La Foule doit confier son sort à ses élites, si elle en trouve et dans la mesure où l'histoire lui aurait accordé le privilège de nouer des contacts durables et féconds avec cette intelligentsia atomisée.

Assurément, un contrat établi sur le long terme entre le peuple et ses gourous s'avère chose impossible à concevoir, car fondamentalement antinomique avec un Pouvoir absolutiste.

Cette union sacrée entre le peuple et ses élites que validera une longue expérience et luttes perpétuelles communes et qui exige une loyauté de part et d'autre constitue la seule force capable de résister à un pouvoir qui serait toujours tenté de se transformer en « pouvoir absolu qui corrompt absolument.» En effet, celui-ci s'arrangera soigneusement pour que ce maudit mariage n'ait jamais lieu. Ainsi, telle une veuve éplorée, la Foule sera condamnée à errer, déambulant esseulée de ruelles en ruelles. Flanquée d'un Karma qui fera d'elle ce qu'elle a toujours été et ce qu'elle sera toujours. La Foule ne négocie pas, elle n'en détient ni les moyens ni les compétences, elle se confine à ses fonctions essentielles : Subir, s'indigner et s'insurger. Elle constitue l'ultime recours désemparé face à des atermoiements, des tergiversations, des négociations, des marchandages et des pourparlers qui n'aboutissent à rien, à des promesses sans lendemain faites par les uns et les autres.

Quant finalement elle se déploie et se dévoile, elle nous donne à voir l'un des spectacles les plus fascinants, une véritable aurore boréale en plein jour, un moment de pure magie, unique et rarissime, authentique et exaltant. Le temps s'arrête, les égoïsmes se taisent pour laisser place à l'un des plus beaux sentiments : L'émerveillement, l'espoir.

Totalement anonyme, sans statut, sans syndicat, sans leader, sans parti politique, imperméable à toutes les formes d'inféodations, renvoyant dos à dos Pouvoir et opposition, elle réussira cependant à changer le destin des nations.

On remarquera qu'au cours de l'histoire, l'oppression et l'insurrection des peuples présentent les mêmes aspects et induisent invariablement les mêmes réactions en chaine :

- Le caractère imprévisible et aléatoire du soulèvement qui est la conséquence de déceptions accumulées produites par des promesses non-tenues par un pouvoir fourbe et incorrigible qui essayera constamment de gagner du temps, de domestiquer les dissidences et les oppositions afin de régner ad vitam aeternam.

- L'opportunité inespérée que présente le soulèvement populaire pour des factions quasi moribondes, ensevelies, oubliées, revanchardes ainsi que pour une opposition laminée et surtout pour des centres d'intérêts occultes aux desseins divergents et qui s'avèrent extrêmement dangereux pour l'Avenir de tout le monde.

Ses convulsions considérées à tort comme intempestives, brutales, sans conséquences et vouées à l'échec constituent pourtant cette étincelle vitale qui réanimera des luttes avachies et prouvera aux uns et aux autres que ni l'oppression ni la résignation ne sont insurmontables.

En juillet 1789, pendant la Révolution française, une Monarchie millénaire qui exerçait une oppression insoutenable à l'égard de son peuple, refusait de céder, incapable de réaliser que son heure avait sonné (c'est ce qui arrivera d'ailleurs à tous les régimes absolutistes des printemps arabes aux fins honteuses et pitoyables : Zinedine Benali, Kadhafi, Moubarak ...)

Personne ne pouvait imaginer que ce qui allait accélérer la chute de cette Monarchie française grotesque serait le soulèvement imprévu d'une Foule insignifiante qui décidera de son propre chef de réagir selon une volonté et un dessein qu'elle s'est dictés elle-même pendant que ses leaders étaient occupés ailleurs. Cette action constituera l'un des événements inauguraux et emblématiques de la Révolution française. Cette Foule prendra d'assaut la prison de la Bastille, instrument du pouvoir sinistrement célèbre aussi bien par la cruauté et l'arbitraire de son système carcéral qui dépendait uniquement du bon vouloir et de l'humeur du Roi et de la classe dominante que par la célébrité de ses pensionnaires. Face au pourrissement de la situation (Une Monarchie qui s'accrochait désespérément au pouvoir, des négociations qui s'éternisaient, une crise frumentaire insoutenable, des Monarchies voisines belliqueuses et menaçantes), la Foule prendra cette initiative historique. Les conséquences de cet acte isolé seront incalculables et déterminants : Plusieurs dizaines de mort parmi la Foule, une mutinerie de cinq bataillons du régiment des gardes françaises (corps d'élite ayant pour mission de protéger le roi), et une réaction en chaîne qui inscrira ce soulèvement initialement populaire et intempestif au sein d'un processus politique et social global, décisif et surtout irréversible.

Personne ne pouvait aussi imaginer que la guerre d'indépendance des États-Unis [1775-1783] avait commencé avec quelques insurgés et miliciens ( considérés comme des traitres vis à vis de la couronne britannique ) aventureux mais résolus face à un empire dont rien ne pouvait infléchir une puissance qui s'étalait sur l'ensemble de la planète. Cette insurrection allait donner naissance à la plus grande nation au monde.

La Révolution russe de 1917 sera déclenchée par les manifestations de femmes ouvrières qui investiront la rue pour ne réclamer que du pain et le retour de leurs maris partis au front.

À l'image de cette Foule française qui prendra d'assaut la prison de la Bastille, le soulèvement des femmes russes était lui aussi une initiative isolée faisant fi du mouvement politique dissident principal qui visait d'autres buts. Trotski dira à propos de ce couac inespéré :« Sans tenir compte de nos instructions, les ouvrières de plusieurs tisseries se sont mises en grève et ont envoyé des délégations aux métallurgistes pour leur demander de les soutenir... Il n'est pas venu à l'idée d'un seul travailleur que ce pourrait être le premier jour de la Révolution.» [1] Cette manifestation pacifique marquera le début de la fin du règne du tsar Nicolas II. Bien évidemment, d'autres forces qui étaient en retrait prendront le train en marche, et feront de ce rouleau compresseur populaire l'arme qui servira leurs intérêts et leurs projets, des projets qui ne s'inscrivaient pas forcément dans la trajectoire de ce mouvement initial désintéressé, sincère, qui ne réclamait qu'un peu plus de pain et de dignité. L'Avenir offert par Staline était loin de correspondre aux desseins de ces pauvres femmes et de ces ouvriers brisés. En Mai 68, la jeunesse étudiante française investit la rue pour exprimer avec détermination sa colère contre l'hégémonie d'un impérialisme américain et sa philosophie consumériste, et réclamant dans la foulée de ses revendications le départ d'un pouvoir gaulliste désormais anachronique.

Ce soulèvement spontané qui trainera dans son sillage d'autres catégories sociales, professionnelles et politiques aura des répercussions mondiales. Il sera considéré comme le plus important mouvement social de l'histoire de France du XXe siècle et inaugurera une rupture fondamentale dans l'histoire de la société française et une radicale remise en cause des institutions traditionnelles.

On retrouvera dans ce soulèvement algérien de 2019 les mêmes ingrédients: Spontanéité, insolence, désinvolture artistique et un humour émouvant, galvanisant, caustique et d'une esthétique invraisemblable, diffusé à travers l'ensemble de la planète et assez éloquent et convaincant pour pousser vers la porte le plus opiniâtre des régimes, ou du moins ceux à qui reste un semblant de dignité. Ce que le sociologue français Jean Pierre Le Goff dira a propos des slogans légendaires de ce Mai 68, traduit la même ambiance que l'on retrouvera dans la rue algérienne de 2019 :

« La provocation, l'humour et l'insolence viennent briser la monotonie d'un discours technocratique. Sur les murs s'affiche une parole provocatrice qui dévoile, par un humour corrosif et surréaliste, l'insignifiance du discours technocratique. [...] Les formules toutes faites du discours dominant sont reprises et détournées de leur sens : Construire des milliers de parkings pour que les enfants puissent jouer dans les caniveaux, Ne changeons pas d'employeurs, changeons l'emploi de la vie, Soyez réalistes, demandez l'impossible.» [2]

En 1989, la chute du mur de Berlin constitue un autre exemple de ce genre par son caractère spontané, imprévisible et qui devancera l'intervention d'influents intellectuels de l'époque, des intellectuels hésitants, timorés qui ne feront part de leurs revendications que bien plus tard. Cette mobilisation populaire spontanée excédée par l'effondrement de la légitimité d'un Parti socialiste unifié était indépendante de toute influence préalable de l'opposition organisée.

Selon le sociologue politique allemand Christian Joppke, l'automne 1989 en Allemagne de l'Est a été, «une révolution sans révolutionnaires» [3], autrement dit une révolution populaire.

En 1988, L'Algérie sombre dans le chaos, «Les événements d'Octobre » assez violents, moins organisés et moins matures que ceux de 2019 ne sont pas moins le témoignage de la colère et de la rage d'une jeunesse abandonnée à elle-même face à un régime vermoulu et gorgé de turpitudes, l'ancêtre de celui contre lequel vociférera la jeunesse de 2019.Les conséquences seront extraordinaires et abracadabrantes. Néanmoins, manipulés ou pas, ces voyous [selon le chef du RND Ahmed Ouyahia ] [4] obligeront les maitres du pays à lâcher un peu du lest. Ces voyous ont été les promoteurs d'une nouvelle constitution, d'une nouvelle Loi sur l'information et d'un multipartisme balbutiant. Bien évidement le Système s'arrangera pour pervertir, rendre caducs et non avenus ces acquis déjà précaires, eu égard à des conjonctures exceptionnelles qui tombaient à pic pour remettre en selle un Système à qui on avait forcé la main. C'était une occasion inespérée pour retourner à la case départ, celle « des restrictions, de l'état d'urgence, de la révolution en danger, des intérêts supérieurs de la nation menacés... » On était parti pour une apocalypse décennale.

En 1999, C'est l'avènement du Pouvoir actuel, messianique et mégalomaniaque. Le président Bouteflika, en faisant le bilan du Pouvoir qui l'avait précédé, un Système toujours « résiduel », dira ceci :» La violence se confond dans un magma de brigandage, de mafiosi, de gens véreux. Depuis que je suis au pouvoir, je suis arrivé à la conclusion que l'Etat algérien était bien pourri» Aujourd'hui, à voir la concupiscence abyssale dans laquelle sera noyé le pays sous « son haut patronage », il m'arrive souvent de me demander si ses invectives étaient adressées au Pouvoir qui l'avait précédé ou si c'était son crédo pour les années à venir. Car il n'y aura non seulement aucun changement mais on assistera nous tous, (beaucoup complices et compromis jusqu'au coup , certains impassibles spectateurs dans l'attente d'une opportunité , d'autres évoluant au gré des circonstances et désormais résolument engagés dans la voie de l'illégalité et du crime, le reste gigotant désespérément anonyme dans une misère et exclusion ignominieuses) à l'un des systèmes politiques le plus démoniaque.

En 2011, la Foule algérienne est encore une fois au rendez-vous cette fois-ci pour manifester contre la flambée des prix de certaines denrées alimentaires. Ce soulèvement initialement populaire portant des revendications assez humbles liées à la cherté de la vie, permettra d'une part à des forces sociales et politiques éparpillées et silencieuses de se réorganiser et incitera le Pouvoir à entamer certaines réformes censées constituer un gage de bonne foi et une volonté de changement. Il y aura dans la foulée de ces réformes, la levée de l'état d'urgence, l'augmentation des salaires, une nouvelle loi sur l'information, la création de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD) avec les Rencontres Mazafran I et II . Les contestations bien entendu se poursuivent et deviennent cycliques.

En 2014, le Pouvoir confie au défunt Mohamed Seghir Babes, président du CNES la mission de sillonner le territoire afin de faire plus ample connaissance avec ce peuple étrange aux aspirations bizarres, ce sera le début des fameuses « Concertations nationales et Assises nationales sur le développement local. » Les recommandations qui allaient s'en dégager seront terriblement identiques à toutes les recommandations que l'on fera au Pouvoir en chaque circonstance périlleuse. Elles porteront sur les mêmes problématiques, la plus essentielle, grief par excellence, vieux comme le monde : La « Bonne Gouvernance », substrat de toutes les réformes (économique, social, culturel ...)

En 2012, Le président sain d'esprit, annoncera à Sétif qu'il était désormais disposé à se retirer de la Kermesse et recommande par la même occasion à la gérontocratie historique d'entamer des cures de sevrage contre l'addiction au Pouvoir. Il formulera des propos prémonitoires « Bienheureux celui qui connait ses limites ...Des airs de danses se mélangent dans la tête mais les pieds n'arrivent plus à suivre. » En effet, en 2014 le sort le met à l'épreuve et répond à ses augures, il cessera d'être au diapason mais le Business continue, toujours en son nom.

Nous voilà en 2019, excédée ( par autant d'événements assez suspects et scandaleux et déçus quant à cette pseudo « Bonne gouvernance » galvaudée tant de fois, la dernière félonie étant l'affaire Chikhi [ Immobilier et cocaïne ] et le grand auto-nettoyage institutionnel) . Excédée aussi par les pitreries politiques surréalistes, la foule envahit la rue ; c'est la Der des Ders. Le pouvoir aguerri face à ces chamailleries ressort effrontément le même discours flétri. Il promet, [en changeant seulement de sémantique] , ce qu'il avait préalablement fait avec le CNES et ses Assises Nationales, pourtant à l'époque ambitieuses , sérieuses , prometteuses , et in fine foireuses puisque en 2019 nous avons l'impression que la machine à remonter le temps s'entête à retourner indéfiniment au passé et ses « us politiques » légendaires. On passera donc des « Assises Nationales » à la « Conférence nationale inclusive » qui permettra aux uns et aux autres de tailler une bavette encore une fois.

La foule dupée tellement de fois refuse de céder, elle ne réclamera ni pain, ni sucre, ni café.

Eberluée par l'impuissance patente de ses institutions censées réagir à ce « viol constitutionnel », institutions qui ont la même apparence et vigueur que ce prestigieux temple de Pharisiens [5] auquel le prophète Jésus adressera son sermon virulent et que l'on peut aujourd'hui appliquer à nos institutions dont la duplicité na jamais fait aucun doute.

Face à la désinvolture prévisible d'un Conseil constitutionnel , face à un Parlement au pouvoir rabougri , face à une opposition fantomatique , la Foule ouvre un quatrième front plus offensif et oppose de facto son véto au règne d'une dynastie arrimée à un Système pathogène , anxiogène, criminogène , et incurable. Et le feuilleton continue.

Les systèmes s'effondrent, les Pouvoirs se succèdent, s'étiolent et disparaissent, et la Foule est toujours là, quelque part, de plus en plus lucide, irréductible, déterminée et excessivement méfiante. En face de la Foule, aux aguets et aux abois, beaucoup d'ennemis, de manipulateurs, de faux-prophètes, énormément de désinformation, et un flou total quant au choix des hommes.

« Sous quelque gouvernement que ce soit, la nature a posé une limite aux malheurs des peuples. Au delà de ces limites, c'est ou la mort, ou la fuite, ou la révolte. « (Diderot)

Notes :

1- Trotsky, Histoire de la Révolution russe.

2- Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'héritage impossible, La Découverte, 1998, page 51

3- Joppke, C. (1995). East German Dissidents and the Revolution of 1989. New York, N. Y. : New York University Press.

4- Journal El-Watan du 07 octobre 2018 ,par Nabila Amir « Le patron du RND réduit le 5 octobre 1988 à l'anarchie : Les messages inquiétants d'Ouyahia » : (Pour le chef du RND, les événements d'Octobre 1988 sont la résultante de «manipulations politiciennes» et qui «n'ont pas marqué le début du processus démocratique dans le pays», mais le début de l'installation de «l'anarchie, de l'incivisme, du rejet de la loi et des velléités d'imposer la dictature de la rue».

5- Sermon de Jésus aux pharisiens :

« Malheur à vous, pharisiens, parce que vous aimez occuper les sièges d'honneur et être salués sur les places publiques. Malheur à vous, [spécialistes de la loi et pharisiens hypocrites,] parce que vous êtes comme des tombeaux qu'on ne remarque pas et sur lesquels on marche sans le savoir. Malheur à vous aussi, professeurs de la loi, parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles à porter, que vous ne touchez pas vous-mêmes d'un seul doigt. Malheur à vous, professeurs de la loi, parce que vous avez enlevé la clé de la connaissance; vous n'êtes pas entrés vous-mêmes et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés.»

*Universitaire