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La rue : de l'impasse au boulevard... ?

par Slemnia Bendaoud

Voie barricadée ou chemin de l'espoir ? Venelle sans issue ou fleuve humain à très haut flux et grand débit ? Théâtre d'expression et de manifestation politique et syndicale ou encore zone interdite aux passants comme aux manifestants ? Issue « sans issue » ou piste à explorer ?

Lieu prisé pour l'exhibition ou chemin de toutes les interdictions ? Espace interdit aux rassemblements ou lieu de toutes les revendications ? Sentier tout le temps barricadé ou vecteur de fluidité et de citoyenneté ?

Mais à quoi ressemble aujourd'hui la rue algérienne ? S'est-elle définitivement libérée de tous les à-priori et à jamais délivrée de tous ses nombreux préjugés ? A-t-elle enfin cédé face au mouvement considérable de la foule qui l'investit sans discontinuité ?

Est-elle pour toujours ce cercle fermé à tout mouvement de foule ou encore ce théâtre de prédilection de tous les shows vers lesquels afflue cet énorme flux humain ? Est-elle passée de cette place bien fermée à toutes les marches et sit-in à une véritable vitrine ambulante de toutes ces manifestations impressionnantes ?

L'image de notre quotidien se fait un plaisir à répondre à tous ces questionnements. Sans la moindre composition ou trucage, elle monte au créneau pour expliquer toutes ces couleurs qui investissent l'espace public sans discontinuité. Elle s'impose à notre vue dans toute sa splendeur et dans toute sa grandeur. Elle épouse cette netteté qui ne laissa aucun soupçon.

Et pourquoi la rue est-t-elle donc passée, l'espace de deux décennies, du statut peu reluisant d'une véritable impasse politique à un vrai Boulevard de revendications ? D'un espace reclus à un vestibule de flux humain ? D'une passerelle close ou pleine de sentinelles à une artère qui a du caractère et où il n'est plus question de se taire ?

Véritable relai des réseaux sociaux, la rue demeure ce champ d'expérimentation où les manifestants se donnent à cœur-joie à tous genres d'exhibitions. Elle est au cœur de cet espace où se joue désormais le destin de l'Algérie.

Toute la jeunesse algérienne sait aujourd'hui que de l'issue du bras de fer qui oppose le peuple à ses dirigeants se décidera au sein de cette majestueuse arène. Elle décidera seule de quoi sera désormais fait Demain.

Longtemps interdite aux marches et autres manifestations publiques, la rue semble depuis quelques semaines avoir repris des couleurs et de la hauteur pour contenir, dans la tranquillité et la sérénité, toute cette marée humaine qui manifeste en toute liberté son ras-le-bol généralisé au sujet d'une gouvernance qui ne fait si étrangement qu'à sa tête pour ne satisfaire qu'à son seul désir de se maintenir au pouvoir.

Depuis le 22 Février 2019, elle semble enfin céder face à cette pression terrible et considérable d'une foule revigorée et déterminée qui fait savoir sa colère contre le régime en s'exprimant pacifiquement et dans une parfaite discipline. Qui l'eut cru, il y a juste une brochette de semaines ? Et pourquoi donc en ce moment précis ?

Pourquoi tous ces révoltés sont-ils sortis par paquets homogènes, par grappes humaines compactes, et ensuite par millions de personnes dans la rue pour manifester leur soif de dignité, leur soif de liberté, depuis cette date-là jusqu'à ce jour et non pas un peu plus tôt ou même des années avant ?

Et pourquoi aussi ces manifestants ont-ils rivalisé d'imagination : dans le choix des slogans exhibés et les gestes forts et très expressifs affichés, accompagnant leur chant en chœur pour administrer au monde entier une véritable leçon de démocratie sans avoir à piétiner l'ordre public ou à empiéter sur une quelconque règle en rapport avec la vie citoyenne ?

L'histoire de l'humanité nous apprend, à différents épisodes ou ères de son écoulement et ses nombreux enseignements, que les tenants du pouvoir ?même aux plus forts moments de toutes les légendaires et très puissantes dynasties- éprouvent tous cette insoutenable trouille à pouvoir regarder marcher comme un fleuve en crue une foule revigorée sous une houle prise de folie qui crie sa grande rage pour tout finalement emporter sur son passage.

Et tous les considérables garde-fous qu'ils auront érigés en de solides barrières s'avèreront être encore une fois inopérants, transparents, improductifs et inconséquents, sans issue et sans avenir, pour les livrer pieds et poings liés à la « vindicte populaire » qui s'agite dans la rue en une très puissante déferlante.

Nos despotiques hommes politiques en sont, à présent, très bien conscients. Ils savent tous que tout peut arriver à celui qui sait bien attendre. Que tout peut très vite se décider sur un simple coup de dé, à l'issue d'un mouvement de foule inscrit dans la durée. Que le bras de fer dans lequel le pouvoir se trouve engagé contre leur peuple est désormais un combat perdu.

La passion des manifestants aura souvent été plus forte que leur conviction. Raison pour laquelle la réalisation de leur projet aura été mûrement réfléchie. Leur destin en dépendait et leur quotidien le leur recommandait. Ils sont conscients qu'ils peuvent désormais s'imposer par la force de la rue et par la puissance de leur mobilisation soutenue autour de leurs revendications légitimes.

Dans leur farouche détermination, ils auront réussi à triompher pour de bon du mur de la peur et de s'affranchir du spectre de cette menace qui pèse sur leur propre vie et qui les tenait à l'écart du fait politique.

Car le pouvoir leur a tout le temps interdit tous ces nombreux espaces de liberté, soumis au bon vouloir de son administration qui ne leur accordait jamais la moindre autorisation pour organiser une quelconque manifestation.

Et seuls les gradins d'un stade de foot souvent plein à craquer renvoyaient, de temps à autre, à l'occasion de ces matches organisés à la maison, l'écho de leurs chansons politiques ciblées à travers lesquelles ils tentaient vainement de faire passer des messages codés à un pouvoir autiste qui leur faisait la sourde oreille, puisque n'y voyant guère à un quelconque danger qui pouvait le déloger de son huppé siège et Grand Palais.

À mesure que le temps passait, leur ras-le-bol gagnait en intensité. Mais la colère montait crescendo, chaque jour d'un cran. Leur détermination de jour en jour s'amplifiait, se fortifiait.

Dans les tribunes, les jeunes s'organisaient dans le sillage de cette occasion saisie au vol qui leur permettait de festoyer librement un succès gagné haut la main sinon tout juste étriqué de leur club fétiche contre son voisin de quartier ou cette très lointaine contrée du pays.

Autant dans les stades que dans leurs quartiers fétiches, les jeunes communiquent à leur façon, dans des messages codés où l'humour occupe une place de choix, manière à eux de faire avec une situation qui les préoccupent tous au plus profond de leur âme. Cela se passait ainsi, des années durant. À chaque occasion, de nouveaux ingrédients venaient à leur tour se greffer à cette « recette magique » qui ne demandait qu'à être davantage pimentée pour se « faire connaitre en public » au moment opportun. Il eut fallu un détonateur, et il y est venu au moment convenu, celui tant attendu ...

N'allez surtout pas chercher dans la rue ou chez le citoyen lambda -comme ce fut le cas en Tunisie en 2011- après une quelconque étincelle pour enflammer le pays. La flamme est ?cerise sur le gâteau- parvenue au peuple de la bouche même des gouvernants du régime en place.

Elle fut la fille de cette énième provocation osée d'un Ahmed Ouyahia, mais aussi le produit de cette ironie qui fait dans l'insulte du pourtant légitime rêve, prononcée par ce novice de la politique qu'est ce Bouchareb des bureaux d'une APN cadenassée pour être de force domestiquée par un pouvoir exécutif qui a la main basse sur le politique et le législatif.

Elle est également le résultat d'un condensé de tant d'années endurées et longtemps supportées de pillage, de corruption, d'injustice, de mépris, de chômage, d'exclusion, de « harga », de « hogra » et d'humiliation de tous genres, subis dans sa propre chair par cette force juvénile qui n'avait que ce douloureux choix de braver la mer et ses nombreux dangers, afin de fuir ces écueils et pièges tendus qu'on lui proposait à la maison comme solution de substitution.

Elle est par ailleurs la résultante de tant d'équations souvent du premier degré ?pourtant très simples à résoudre- restées sans solution, par manque de vision ou de célérité et de volonté politique, dans un environnement hostile à toute idée contraire à ceux qui dirigent le pays d'une main de fer depuis l'indépendance de l'Algérie.

Elle est sans aucun doute dans le cumul des nombreuses erreurs et autres très négatifs dépassements commis par les tenants du pouvoir durant de longues décennies à l'encontre de souvent pauvres gens et autres citoyens sans défense dans leur quotidien de misère afin de les réduire à des dociles sujets soucieux avant tout de leur seul tube digestif.

Elle est dans la sommation de quantités d'entités antinomiques, lesquelles malheureusement coexistent dans un système où l'incohérence le dispute à un favoritisme multiforme, érigé en mode de gestion de la chose publique dans le seul but d'exclure les compétences afin de leur substituer toutes médiocrités qui polluent le champ politique national.

Elle est dans la répétition de ces erreurs qui nous donnent énormément de frayeur, rien qu'à essayer de déterrer ces mauvais souvenirs ou forfaits avérés d'une ère que tout le monde croyait pourtant bel et bien révolue depuis l'avènement d'un multipartisme qui cherche encore à trouver ses marques.

Elle est la finalité de nombreux impairs qui se sont enchevêtrés à eux-mêmes dans une logique de pillage en règle des ressources du pays et de marginalisation de son grand potentiel humain, de sorte à brader son économie pour le laisser toujours dépendant des seuls dividendes de son sous-sol restées toujours aux mains d'une poignée de responsables qui sont tous parmi les fidèles aux tenants du pouvoir.

Elle se situe dans le prolongement naturel de l'ensemble de ces données qui sont témoins d'une situation devenue avec le temps assez complexe à élucider et davantage compliquée à lui trouver la solution idoine, tenant compte d'un manque de volonté politique à s'attaquer de front aux véritables fléaux sociaux qui ne cessent de ronger la société algérienne.

Elle est subordonnée à ce terrible coup mortel porté dans le dos du peuple algérien pour définitivement l'assommer ou à jamais l'humilier via cette déclaration de candidature du Président sortant en vue de succéder à lui-même, en dépit de tous ces nombreux indicateurs qui étaient pourtant tous au rouge et qui incitaient les plus téméraires des fidèles thuriféraires du régime à plus de retenue dans leur projet d'imposer à la gouvernance du pays un homme impotent ou politiquement inexistant.

Elle est cette réplique cinglante des manifestants à ces zélés hauts commis de l'État algérien qui n'éprouvent aucun scrupule ni la moindre honte à insulter l'intelligence humaine et à fouler au pied toutes les valeurs citoyennes très anciennes auxquelles s'attache viscéralement le peuple algérien.

Elle est dans le cœur même de ces Algériennes et ces Algériens qui n'en pouvaient plus. Elle exprime ce trop-plein de misère qui leur mène la vie dure. Cette hantise qui les pousse à passer des nuits blanches pour ensuite les fourvoyer dans ce sombre quotidien qui ne fait à longueur d'année que davantage compliquer leur cauchemar de la veille.

Elle est dans cette amère réalité dont personne n'en a envie. Celle dont tout un chacun cultive un espoir fou de pouvoir un jour s'en débarrasser, s'en séparer. Sinon qu'elle s'inscrive en droite ligne avec ses rêves les plus légitimes.

Personne parmi les décideurs de l'Algérie n'accordait la moindre importance au peuple, vu que depuis la nuit des temps tout se décidait sur (ou dans) son dos, à sa place, et sans même le consulter, y compris pour tripatouiller sans management la loi fondamentale du pays, réduite avec le temps à un simple cahier de brouillant d'un médiocre élève qui a du mal à éviter de doubler en fin d'année !

En haut lieu de la hiérarchie du pouvoir, le peuple leur semblait depuis déjà de longues années à jamais muselé, définitivement abattu, pour de bon dompté, complètement viré de la sphère du champ de citoyenneté et totalement déconnecté de la scène politique nationale.

Ne restait à ce pouvoir vaincu à jamais que les mécanismes de la régulation de l'agenda de sa défaite face à une rue déchainée qui gronde la colère de son monde chaque vendredi. Il ne s'intéresse désormais qu'à confectionner ce petit calendrier qui lui permet de préparer ses bagages pour se retrancher dans sa retraite discrète.

Tandis que pour ces manifestants qui ont longtemps battu le pavé, la question qui taraude leur esprit et occupe très sérieusement leur temps et esprit est de savoir : comment transformer cette insurrection citoyenne en une véritable révolution démocratique ?

On dit que le pouvoir corrompt. Et nos dirigeants en sont l'exemple-type. On dit aussi que le siège colle à la peau de son occupant. Et le voilà que son invité d'un mandat en rêve pour toujours. Au point où il ne consent guère à le céder à son successeur. Au fait, il est bien malheureux qu'on en arrive à provoquer la gageure de la rue pour que celle-ci intercède de force en sa faveur !

Comme par un vrai miracle de ce début de siècle, le fleuve de la colère citoyenne est pris d'une terrible folie, redoublant de rage et de furie. À présent, c'est le peuple qui se retrouve en haut de la vague. Tandis que ses gouvernants sont vraiment coincés dans son creux. Ils attendent impatiemment une nouvelle secousse afin de pouvoir se dégager de son fond devenu assez profond, au risque d'être définitivement ensevelis et emportés par ses eaux. Leur unique souhait : revenir à la vie pour dire à leur manière « Adieu » à leur fauteuil. Sinon toujours le regarder de près !

Depuis ce 22 Février 2019, les rôles semblent être inversés : la rue appartient désormais aux manifestants, alors que la police n'est là, présente à leurs côtés, que pour mieux les encadrer. Loin de toute idée de les réprimer !

A chaque combat, ses propres armes. Et à ce titre, la rue a fait preuve de beaucoup d'inventivité et surtout un énorme progrès au plan communicationnel. Et tout y est ! De l'image de caricature immortalisée au texte fantastique qui lui sert de légende. Comme pour mieux situer le spectateur sur l'évènement et dans le temps de son déroulement. Dans le vif du sujet. Tout ce défilé d'images-clefs renseigne, en effet, sur la nature de la revendication des nombreux manifestants qui ont trouvé toutes les peines du monde à pouvoir se frayer un chemin ou pour cadencer le pas. Leur exhibition mettait en avant des slogans qui ne manquaient guère de piquant pour accompagner une marche grandiose.

On y trouve un peu de tout. Plutôt du subtil combiné avec le nécessaire et de l'utile. Du très symbolique au très pratique et bien magique support didactique. L'humour y est présent. En force, justement ! Il demeure la seule réponse choisie qui véhicule l'état d'esprit d'un peuple provoqué à l'extrême mais qui reste tout de même lucide face à l'attitude ridicule du pouvoir algérien.

Il est question aussi de ces gestes savants qui font découvrir au monde entier un peuple heureux qui combat avec ses tripes. Qui fait honneur à sa citoyenneté. L'humeur y est en bonne place. La joie également. Avec ce sourire bien large et parfois jusqu'aux oreilles ! Tout se déroule dans une ambiance bon enfant. Et tout est synchronisé et bien coordonné.

La rue algérienne a eu à pousser avec grand-peine ce cri de douleur qui aura à participer à écrire l'une des plus belles histoires de l'Humanité. Cette force de caractère, le peuple la tient justement de ses très longues racines qui plongent si loin dans les profondeurs de l'existence humaine.

Pour ce peuple qui renait de ses cendres à la faveur de ce mouvement de foule fort impressionnant, un pays riche de son histoire, de ses ressources humaines et matérielles, si importantes et très fécondes, n'a aucun droit de se retrouver au bas de l'escalier de l'échelle des valeurs humaines pour longtemps souffrir encore d'une corruption endémique et de pratiques mafieuses, érigées en règle de conduite générale. Entre le citoyen algérien et sa Patrie, il a toujours été question de cet amour fou qui vire souvent au aigre-doux. La raison ? Une fibre nationaliste très forte mais susceptible de provocation, qui ne peut malheureux s'accommoder avec la soumission et la capitulation.

Car tout empêchement de ce citoyen de faire à l'envi dans ce sentiment d'amour viscéral, coulant pourtant à flots dans ses veines, nourrit paradoxalement chez lui cette révolte sourde et terrible qui prend souvent du temps, mais qui s'avère décisive pour son Avenir.

Il a eu à le démontrer à plusieurs reprises et à travers différentes façons : hier encore au sein du maquis, et aujourd'hui dans la rue.