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Pénaliser l'antisionisme ou l'instauration d'un délit d'opinion

par Paris : Akram Belkaïd

La hausse des actes antisémites en France et la prise à partie du « philosophe » Alain Finkielkraut par une bande d'abrutis passablement excités a produit des effets inévitables et peu surprenants. D'abord, l'occasion a été bonne pour certains politiciens, de droite comme de gauche, de faire porter à l'ensemble du mouvement des gilets jaunes l'accusation infamante d'antisémitisme. Que de chemin parcouru depuis le début de cette protestation... À l'époque, nombre d'éditocrates et de personnalités médiatiques, notamment de droite, avouaient leur sympathie pour ces manifestants qui se rebiffaient contre la politique fiscale du gouvernement. Mais les choses ont changé. Les revendications sociales ont remplacé la complainte contre les impôts. Ici, on réclame même le retour de l'impôt sur la fortune (ISF), là on dénonce la paupérisation du service public et on exige plus de présence de l'État et une augmentation des retraites. Dérive impardonnable pour les faiseurs de bonnes opinions dont l'entre-soi douillet alimente un racisme de classe patent à l'égard d'un mouvement qui demeure populaire et déterminé.

La deuxième conséquence des outrances infligées à Finkielkraut est le retour au premier plan médiatique des arabo-berbéro-islamo-et-autres. Revenons, là aussi, au début du mouvement des gilets jaunes. Qu'entendions-nous alors sur BFM et compagnie ? De manière régulière, l'absence des « gens des cités » - comprendre les Noirs et les Arabes ? était pointée. Les gilets jaunes ? On les qualifiait de représentation d'une « vraie France » aux souffrances « réelles » contrairement aux sempiternelles jérémiades des « racisés » (quel terme affreux) et autres minorités. Là aussi la donne a changé. Interrogé de plateaux en plateaux à propos de ses agresseurs, l'«intellectuel» qui trouvait jadis que l'équipe de France de football comportait trop de « blacks », est catégorique : ces gens aux actes condamnables n'ont rien à voir avec la vieille droite antisémite française. Non, il s'agit, selon lui, d'islamistes, de salafistes, décidés à faire de la France leur propriété. En clair, il n'y a qu'un seul type d'antisémitisme en France, celui des Musulmans. Notons, au passage, que « Finkie » feint d'oublier certains slogans antisémites entendus dans le sillage de l'ultra-droitière « manif pour tous » contre le mariage homosexuel. C'est l'une des caractéristiques intrinsèques d'Alain Finkielkraut : le caractère sélectif de ses analyses et prises de position.

La conséquence perverse de cette mise en accusation est l'émergence d'un discours sur qui sont les « vrais » gilets jaunes. Qui sont les « purs » et qui sont les « infiltrés » ? Il en ressort une obsession pour l'homogénéité qui interpelle, comme si un mouvement social ne peut qu'être uniforme. Mais là n'est pas le propos de cette chronique. Revenons donc aux suites liées aux statistiques des actes antisémites et aux insultes subies par Finkielkraut. Sylvain Maillard, député de Paris, membre deLa République en Marche (LREM, parti présidentiel) et président du groupe d'études de l'Assemblée française sur l'antisémitisme, s'est répandu dans nombre de médias pour affirmer que « l'antisionisme est devenu un antisémitisme moderne ». Et d'annoncer qu'un projet de loi est en préparation pour pénaliser l'antisionisme. Ce genre de position n'est pas nouveau. Cela fait des années que les milieux pro-israéliens tentent d'imposer la mise hors-la-loi de l'antisionisme.

Pourtant, de nombreuses personnalités intellectuelles ont déjà démontré l'erreur qui équivaut à confondre antisémitisme et antisionisme. L'historien et journaliste Dominique Vidal a même consacré un ouvrage à cette question : « Antisionisme = Antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » (1). Il revient ainsi sur la fameuse phrase du président français prononcée le 16 juillet 2017 lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél' d'hiv' en présence de Benyamin Netanyahou: « Nous ne céderons rien à l'antisionisme, car il est la forme réinventée de l'antisémitisme. » Une erreur historique et une faute politique, démontre Dominique Vidal dans son livre. On peut aussi citer un ouvrage du journaliste Alain Gresh, « Israël-Palestine, vérités sur un conflit », où il rappelle que le sionisme ne fut pas toujours prédominant chez la grande majorité des juifs et que, surtout, ce mouvement politique fut, et reste, inspiré par une logique coloniale (2). Troisième et dernière référence, un article de l'universitaire et chercheur Gilbert Achcarqui démontre que le sionisme politique théorisé par Theodor Herzl, relevait d'une logique colonialiste conforme au contexte européen de la fin du dix-neuvième siècle (3)

On pourrait donc être tenté de croire que celles et ceux qui établissent l'amalgame entre antisémite et antisioniste sont des aghiouls, des ignares, des incultes voire des incompétents. Il n'en est rien. En réalité, ils savent très bien ce qu'il en est. Et leur volonté de pénaliser l'antisionisme relève d'une démarche politique très claire et bien murie : il s'agit d'interdire toute critique de l'État d'Israël et de sa politique. Leur volonté est de rendre les mises en cause des agissements israéliens de plus en plus malaisées. C'est déjà le cas, puisque l'accusation d'antisémitisme pend au nez de celui qui s'élève contre les malheurs subits par les Palestiniens. Mais là, on parle désormais d'éventuelles poursuites judiciaires. En somme, l'enjeu est l'instauration d'un délit d'opinion dans un pays qui se targue de défendre la liberté d'expression.

(1) Éditions Libertalia, 2018.

(2) Fayard, 2018. Un extrait de cet ouvrage, traitant de cette thématique, est disponible en libre-accès sur le site Orientxxi.info (19 février 2019).

(3) La dualité du projet sioniste, Le Monde diplomatique, Manière de Voir n°157 « Palestine. Un peuple, une colonisation », février-mars 2018.