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Ce que l'argent ne peut acheter [1]

par Arezki Derguini

...Sans quoi pourtant il ne pourrait se multiplier, que la société de classes a tendance à détruire et la société sans classes à cultiver. La société de classes détruit la confiance de la société en elle-même pour rendre possible celle en la classe dirigeante. Je veux parler de ce que les économistes appellent parfois le cinquième facteur de production : la confiance (le capital social au sens de Robert Putnam) qui réduit les coûts de transaction. Dans ce texte c'est la thèse de la compétition internationale comme compétition des systèmes sociaux en même temps qu'une certaine définition du capital qui vont recevoir un nouveau développement. La force d'une société ne réside qu'en apparence dans la puissance de son économie, de son industrie et de ses armées. Les défaites militaires allemande et japonaise n'ont pas défait les sociétés. Elle réside fondamentalement dans une partie non marchande transverse et sous-jacente : son capital social et son intelligence collective, qui lui permettent de faire corps dans diverses conjonctures. Il y a là une façon de mettre à égalité les puissances continentales et les petites nations, la Chine et le Vietnam, les États-Unis et la Finlande.

Méfiance sociale et objectivation du savoir

Le capitalisme de la société de classes [2] sape son infrastructure non marchande, le capital social et l'intelligence collective, en étendant les rapports d'argent à toutes les relations sociales anéantissant ce faisant le savoir-faire des humains après l'avoir transféré aux non-humains. Ce que la concurrence capitaliste de classes ne peut soumettre ou acheter, elle le détruit. On sait depuis l'un des fondateurs de la sociologie, le français Émile Durkheim, que l'économie et sa division de la société en producteurs indépendants ne fait pas société. On peut dire que l'économie (entendre la division du travail et l'échange marchand) ne fait pas l'unité de la société et que c'est la société (entendre son capital social, son intelligence collective) qui fait l'unité de l'économie.

Il faut se rendre compte qu'avec la concentration du capital, ou autrement dit avec l'accroissement de la densité des non humains par rapport aux humains dans la production, le capitalisme ne vise pas à produire du capital social [3]. Il vise à le détruire. L'objectivation croissante du savoir-faire qui s'accompagne d'une prolétarisation des humains est le résultat de la lutte de classes, autrement dit de la concurrence capitaliste et de la défiance de la classe dirigeante vis-à-vis de la société. Elle est le résultat d'une chosification de la domination de classes. La lutte de classes conduit la classe dirigeante à séparer les humains de leur savoir-faire pour le confier aux non-humains, à transférer le savoir du travail vivant au travail mort. Elle a pour but de maintenir la position d'extériorité et de domination de la classe dirigeante sur la société. La critique se contente trop souvent de supposer que c'est le profit qui pousse la compétition à concentrer le capital, elle oublie que cette dimension n'est pas séparable de la lutte des classes, comme lutte intra et interclasses, qui pousse la classe dirigeante à substituer toujours davantage de capital, de travail non humain au travail humain. La méfiance de classes est le véritable aiguillon de l'accumulation capitaliste du capital, autrement dit de la transformation du travail vivant en travail mort. Méfiance intra et interclasses. Le profit peut-être considéré comme le produit et le carburant de la concurrence capitaliste par laquelle va s'établir une hiérarchie capitaliste et sa domination. Il n'est l'objectif de la concurrence que parce qu'il est le moyen d'établir la hiérarchie entre les concurrents. C'est donc de la dynamique sociale qu'émerge la structure sociale, se fixent les rapports entre les classes et au sein d'elles.

Cette défiance de la classe dominante n'aurait pas pu se matérialiser en chosification de la domination si la méfiance n'avait pas déjà gagné l'ensemble de la société. Si les individus dans leur ensemble n'avaient pas préféré l'objectivation de leurs rapports, l'arbitrage des non-humains à celui des humains dans leurs conflits. La méfiance sociale généralisée est donc le milieu qui a rendu possibles l'objectivation croissante du savoir-faire humain et la domination de classes. Méfiance sociale qui si elle n'avait pas été soutenue par une certaine autonomie de l'individu séparé n'aurait pas pu s'établir. Tant que la séparation des individus de la société marchande s'accompagnait d'une certaine autonomie, les avantages de la séparation restaient nettement dominants. Il valait mieux se confier à l'objectivité des machines qu'à la subjectivité des humains. Avec la crise des moyens de l'autonomie, une telle séparation s'identifie à isolement, vulnérabilité. Le savoir-faire ayant été perdu, dépendre de machines que l'on ne peut plus se payer révèle les handicaps accumulés.

Le capital savoir-faire objectivé

Il ne suffisait pas d'opposer capital et travail, en ne reconnaissant pas au travail le statut du savoir. C'est une erreur de ne considérer le travail que comme travail abstrait, une simple énergie : il est aussi savoir-faire. Réduire le travail à de l'énergie est la première étape de la prolétarisation, de la dépossession du travailleur de son savoir. On oublie le geste pour ne retenir que l'énergie. On a identifié le travail en général à un travail particulier, celui de l'ouvrier spécialisé plutôt que l'artisan. En détruisant les métiers, la mécanisation s'incorpore le geste ouvrier et substitue de l'énergie fossile à l'énergie humaine. La machine de guerre qui va engager la séparation de la société de son savoir est montée. C'est la société de classes qui va la mettre en place. Après la monopolisation de la violence par les guerriers, du savoir par l'Église, c'est au tour du savoir industriel d'être monopolisé par les capitalistes. Ce que le capital exproprie et s'approprie des humains ce n'est pas l'énergie c'est le savoir-faire. Le capital physique est du travail mort, du travail passé dans le sens d'expériences accumulées. Il est du savoir-faire objectivé. Il est la transformation de gestes, de procédures humaines en d'autres non humaines[4]. Le travail industriel est décomposé en geste et énergie, puis traduit en opérations mécaniques et énergie non humaine.

Le capitalisme de la société de classes se détruit parce qu'en objectivant le savoir humain il épuise le travail vivant, parce qu'en séparant les individus il détruit l'intelligence collective et le capital social. En objectivant le savoir humain, il sépare le savoir de la société, fait d'elle un objet, un animal de laboratoire. En échange de la prolétarisation (séparation du travail humain du savoir) il propose de la consommation, qu'il a de plus en plus de peine à se faire payer avec le transfert croissant du savoir-faire et de l'énergie des humains aux non humains ; au lieu et place du capital social et de l'intelligence collective, il propose une idéologie qui perd de plus en plus de sa crédibilité avec la crise de la demande.

L'« intellect séparé », la prolétarisation et l'intelligence collective

On sait aussi qu'avec la polarisation du marché du travail, le capitalisme sape son marché, la base fiscale de ses politiques de la demande. Il détruit les classes moyennes nationales pour former une classe moyenne mondiale autour de certains noyaux nationaux. D'où la multiplication des périphéries dans les anciennes sociétés centrales du capitalisme mondial, en même temps que le développement d'une grande incertitude quant à la capacité de cette classe moyenne mondiale à faire corps, à être le noyau d'un nouveau monde et le support d'un nouveau gouvernement mondial. On pense davantage à une société hors sol.

Aussi aimerai-je soutenir que la contradiction fondamentale de l'économie de marché de classes est celle que porte au départ la division de classes. Elle est celle qui établit un rapport d'extériorité de la classe dirigeante à la société et sépare la société de la pensée de sa propre expérience. Elle est celle qui exproprie les humains de leur savoir pour l'objectiver dans du capital et en faire la propriété d'une classe. Elle est celle qui instaure ce que l'on pourrait appeler l'intellect séparé et détruit l'intelligence collective. La contradiction fondamentale du capitalisme européen est celle entre l' « intellect séparé » et l'intelligence collective de la division de classes de la société. On distinguera donc économie de marché et division sociale de classes. C'est la combinaison des deux - qui produit la domination du capitalisme financier sur la société marchande, qui orchestre la compétition marchande au service d'une classe -, qui sape le capitalisme. Il n'y a pas d'alternative au capitalisme (comme partie supérieure de la hiérarchie marchande), il y a une alternative à la différenciation de classes (à l'extériorité de la hiérarchie supérieure de la société marchande). La compétition sociale produit toujours de la hiérarchie, c'est sa tendance à produire des monopoles qui soustrait la hiérarchie à la compétition et lui fait produire une hiérarchie illégitime qui ne peut plus conduire la compétition sociale. La hiérarchie se sépare alors de sa source vivante, se sclérose et adopte une attitude prédatrice à l'égard de la compétition pour se conserver. L'économie de marché de classes se détruit ainsi en ne pouvant plus ordonner positivement la compétition sociale, produisant ainsi de l'indifférenciation anomique. Elle n'est plus capable d'assurer une différenciation sociale stable, acceptable.

La science conseillère des princes ou productrice d'intelligence collective ?

À partir de là, on peut distinguer entre deux types de sciences. Une première issue de l'expérience occidentale de classes qui sépare horizontalement (au sein de la classe dominante) la pensée de l'action, verticalement la conception de l'exécution (entre la classe dominante et celle dominée). La société savante constitue alors la fraction dominée de la classe dominante qui se voit concéder le droit de penser la société et le pouvoir, la responsabilité de fabriquer l'idéologie. La science procède alors d'une philosophie rationaliste, d'un rapport d'extériorité par rapport à la société et d'une position de surplomb. On peut parler d'une science conseillère du prince. On distinguera un deuxième type qui a émergé de la tradition philosophique américaine et récuse la division du travail de classes européenne et la philosophie comme histoire de la philosophie européenne. Pragmatiste et relativiste, elle s'efforcera de penser le savoir de l'intérieur de l'expérience collective et déniera au savant une position de surplomb et un rapport d'extériorité au monde. Le savant ne peut s'extraire du monde tout comme « il n'est pas possible au baron Munchausen d'échapper à la noyade en se tirant par les cheveux », aime-t-on souvent citer. On peut parler alors d'une science productrice d'intelligence collective.

L'esprit de corps, le capital social et l'intelligence collective

L'esprit de corps de la société suppose capital social et intelligence collective. Répartition du travail entre humains et non-humains qui conforte la production d'un tel capital et d'une telle intelligence plutôt qu'elle ne la détruit.

Le « non marchand » n'est plus là où on avait l'habitude de le localiser, dans l'opposition au marché : le domestique. Il est dans ce qui fait tenir ensemble la société, son ciment, il est transverse et se manifeste dans le crédit que les individus ont les uns dans les autres, dans la confiance individuelle et sociale. L'autorité est du crédit. L'autorité du maître auprès de son élève, d'une élite auprès de la société. Le crédit d'un élève à son maître, d'une société à son élite, d'un client à sa banque. Symptomatique, le terme crédibilité a disparu de notre langage politique, à force de ne pas avoir été audible.

C'est donc le capital social et l'intelligence collective qui sont derrière l'esprit de corps, la puissance, la résilience d'une société. Et c'est cet esprit, cette intelligence, ce capital que la société de classes s'efforce de se réserver. Les petites sociétés moins soumises à la tentation de la puissance sont plus promptes à le comprendre que les grandes. C'est donc ce qui ne se vend pas, ni ne s'achète, mais facilite la relation d'échange qui permet de fabriquer de la richesse. Faire crédit, n'est-ce pas faire confiance et entretenir une relation ? Dans certains cas, effacer une dette n'est-ce pas préserver une relation ? Quant à eux, les échanges marchands pris indépendamment sont des échanges d'équivalents, ne créditent pas, mais soldent la relation, séparent et ferment les comptes des individus. Après l'échange, les coéchangistes sont quittes. Si donc les rapports marchands ne sont pas sous-tendus par des rapports non marchands qui les supportent, ils auront tendance à se disjoindre. C'est donc le capital social et l'intelligence collective qui discriminent les sociétés quant à la compétitivité de leur système social puisque ce sont eux qui facilitent et entretiennent les rapports marchands. Un système social dans un environnement international hostile empêché d'exporter, ne peut produire une économie performante. On ne peut donc le juger à partir de la seule économie qu'il exprime. Sa résilience dépendra du rapport de ses hiérarchies avec le milieu social. Il doit cacher ses forces et attendre son heure.

La société marchande est la représentation de la société dans la compétition internationale

On a donc tort d'opposer systématiquement société non marchande et société marchande comme le font les rapports d'argent : le rapport est d'englobement. La première est transverse à la seconde[5]. Par contre ce qu'il faut relever c'est que la société marchande n'est pas la représentation de la société dans la coopétition sociale, mais dans la compétition marchande internationale. Autrement dit, ce n'est pas la compétition sociale qui se représente comme une compétition marchande, mais la compétition internationale. Telle est un corollaire de la thèse que nous voulons soutenir : la compétition internationale met fondamentalement en œuvre celle de systèmes sociaux. La société guerrière de classes ou de résistance tient sa force réelle de la puissance de son « économie non marchande ». De son esprit de corps dirait Ibn Khaldoun. On peut dire à la suite d'Ibn Khaldoun, étendant l'usage de son concept à la société marchande, que la puissance d'une économie de marché dépend largement de l'esprit de corps de la société marchande ainsi que de ses rapports à son infrastructure non marchande. Lorsque les rapports d'argent dominent la société, lorsque la hiérarchie de l'argent asservit la compétition marchande ainsi que les autres compétitions et hiérarchies sociales plutôt qu'elle ne les sert, lorsque la société marchande se présente comme la représentation de la société, elle ne peut pas alors disposer d'un esprit de corps ni avoir le support de celui des autres sociétés. Ce qui ne manque pas de l'handicaper dans la compétition internationale.

La production de confiance

En s'en prenant aux autorités traditionnelles, des adultes sur les enfants, des aînés sur les cadets, du maître sur ses disciples, apprentis ou élèves, c'est l'autorité de l'État qu'on croyait établir qui à la longue a été sapée. L'État moderniste a détruit les bases sociales de l'autorité. Il a cru pouvoir établir son autorité en détruisant les autorités traditionnelles plutôt qu'en s'appuyant sur elles et en les aidant à s'adapter et se réformer. Il a promu le développement, l'amélioration de la condition matérielle, plutôt que la réforme sociale, la guérison des plaies coloniales et l'établissement de la justice sociale. En privilégiant le développement matériel, il a laissé s'installer une société à double collège. Une pseudo-division de la société entre civils et militaires, entre harkas et moudjahidine. Artificielle greffe, imitant la division fondamentale européenne entre guerriers et producteurs, surimposée par la guerre coloniale, qui ne prendra pas sur une société qui ne peut supporter une formation de classes. L'État indépendant a voulu moderniser sans solder les comptes de la période coloniale pour établir les bases d'une nouvelle société. Il n'a pas établi l'égalité de tous devant la loi qui aurait permis d'instituer une justice indépendante. Oui, l'égalité de tous précède l'existence d'une justice indépendante et non pas l'inverse. C'est pour protéger un tel principe, l'égalité de tous, que la justice doit son indépendance.

Il existait une justice précoloniale qui était de médiation et ne procédait pas d'un quelconque monopole de la violence ni d'un État de droit divin. Pourquoi avoir substitué à une justice de médiation une institution de droit divin ? Car la justice, comme institution européenne, procède d'un monopole de la violence (justice seigneuriale) et d'une justice de droit divin (monarque de droit divin). Après qu'il ait monopolisé la violence, c'est au monarque de droit divin qu'il revint de rendre justice. La République a ensuite pris la place du monarque. Ici la loi ne procède pas de la coutume, mais d'un droit divin et d'un monopole de la violence. Nous avons soustrait la loi à la coutume pour l'offrir à un principe extérieur qui ne bénéficiait plus de l'autorité divine ou de l'autorité militaire. Au lendemain de l'indépendance, les commissaires politiques de la révolution ont joué le rôle de juges médiateurs avant que les procureurs et juges de la République ne les démettent. On a interrompu une expérience qui aurait pu produire une institution « authentique » produisant de la confiance sociale. L'État postcolonial a ainsi préféré cultiver la défiance héritée de la période coloniale plutôt que d'établir l'égalité des citoyens en soldant leurs comptes.

Nous avons failli à construire nos institutions. Après celle d'une justice « authentique », celle d'une école « authentique ». L'oubli social qui a causé la ruine de l'éducation concerne sa mission fondamentale : c'est à tous les échelons de la société que les individus doivent apprendre savoir coopérer, disputer, se mettre en ordre. La société s'est dessaisie de l'éducation de ses enfants, de la formation de ce que l'on appelle aujourd'hui son capital social, son capital humain. Elle n'a pas conçu l'éducation comme un investissement social. Nous avons livré nos enfants à une institution empruntée dont nous n'avons pas pensé l'emprunt. Nous avons vidé l'institution de son contenu, de ce qu'elle devait instituer : la relation du maître à l'élève. L'école n'est qu'une institutionnalisation de l'autorité d'un maître par laquelle il peut transmettre son expérience ou celle d'autrui. De quels maîtres, de quelles expériences apprendre aujourd'hui ? La dictature, puis la démocratisation aidant, l'Etat, le diplôme d'Etat se sont substitués au maître. L'étatisation s'est révélée un poison plutôt qu'un remède. Elle a désocialisé, ensauvagé, au lieu de socialiser ; elle a massivement séparé le savoir de l'expérience. Pourquoi nos enseignants universitaires devraient-ils peiner pour actualiser leur savoir ? Nos étudiants s'efforcer d'apprendre ? Pour quelles expériences ? Nous avons redouté la compétition des maîtres. Mais est-ce là le plus redoutable ? Ne peut-on se rappeler l'exemple des Japonais souvent cité dans le passé : féroces compétiteurs, mais aussi féroces nationalistes ? L'étatisation a pulvérisé la société, produit des individus séparés qui réclament toujours davantage d'assistance au lieu des citoyens qu'elle prétendait former. Elle a privé l'institution de son rôle : apprendre aux individus à coopérer et à compéter, à innover et à imiter. En bridant la compétition, en gérant la coopération, elle a empêché la société d'investir dans l'éducation, de se constituer des modèles d'identification.

L'école est un creuset social à côté de celui de la famille, à l'intérieur de son second cercle, le village ou le quartier. Elle n'est pas au-dessus de la société. L'autorité de la puissance publique ne peut procéder que d'autorités concrètes, du rapport d'autorités concrètes. De l'autorité de la fonction publique et de ses rapports avec les autres hiérarchies sociales. L'autorité militaire dont la centralité a été assumée, a été incapable de produire de l'autorité, n'a pas été capable de diffuser, parce qu'elle s'est trompée de guerre, parce qu'elle ne s'est pas reposée sur des autorités réelles et n'a pas suscité les bonnes autorités. Basée sur la contrainte et le monopole de la violence elle empêché l'émergence des autorités qu'exigeaient la conjoncture postcoloniale. Le charisme du chef a été gaspillé, il n'a pas donné lieu à une multiplication d'autorités, à leur institutionnalisation. Comme dirait le grand sociologue allemand Max Weber, il n'y a pas eu « quotidienisation »/routinisation du charisme. La collégialité qui a succédé à sa dissipation a été une collégialité par défaut. La collégialité que l'on peut considérer comme une caractéristique de notre société, assimilée à nos anciennes assemblées (djema'a), n'a pas encore retrouvé ses bases. Elles lui ont été retirées à l'indépendance lors du processus d'édification de l'État postcolonial. La collégialité ne doit pas être conçue pour combattre le charisme, mais pour le transformer en habitudes et institutions. Sans charisme pas de modèle d'identification, pas de nouvelles habitudes, pas de nouvelles institutions. Au lieu d'institutions réelles, nous avons des fonctionnements instables, extérieurs aux institutions, tel un capitalisme rampant, d'où un gâchis de compétences.

À l'indépendance, avec les importateurs d'États (Bertrand Badie, 1992), nous avons préféré le « développement » à la réforme sociale. Nous avons repris l'institution d'une justice de classes. Des juges ne parlant plus la langue du colonisateur, mais usant d'une langue tout aussi incompréhensible, d'une position de surplomb tout aussi autoritaire. Du côté de l'éducation, nous avons vidé l'institution scolaire de sa substance et du côté de l'économie nous avons procédé à la formation d'un marché au service des importations. Ruse de l'histoire, à la place d'une déconnexion que nous avions voulue externe du marché national nous avons obtenu une dépendance absolue aux importations. Dans les faits, nous avons soumis la société au marché (des importations) au lieu de soumettre le marché aux besoins de la société.

Il faut rappeler que le marché précolonial était un rapport avec l'extérieur du groupe social, une institution collective de différentes tribus ou fractions de tribus. De même pour le marché colonial. Pourquoi penser que le développement naturel du marché ne devait pas se poursuivre par le développement de ces marchés préexistants ? Pourquoi avoir soustrait le développement du marché à ses puissances instituantes et l'avoir confié à l'État ? Pourquoi les « importateurs d'États » croyaient-ils pouvoir se substituer à la société pour densifier les relations marchandes avec l'extérieur ? Il s'agissait de fabriquer un marché national que l'on supputait trop éloigné des compétences des puissances sociales. C'est ce marché intérieur que l'on avait voulu intégrateur. Résultat final : « les importateurs d'État » n'ont pu que densifier les relations d'importation. Nous avons fabriqué des besoins et non des capacités. Plutôt que de fabriquer une économie de marché et une société marchande partie prenante de la compétition internationale, on a produit des importateurs, une économie rentière et clientéliste.

Le socialisme qui voulait supprimer le marché s'est efforcé de former un marché intérieur et de le déconnecter du marché extérieur. La déconnexion n'a pas voulu prendre en compte le fait qu'elle pouvait ne pas constituer une rupture dans la division internationale du travail, mais le travestissement d'une faiblesse économique, la marginalisation. Au lieu de remonter le handicap, la déconnexion l'a confortée. Une périphérie est ainsi restée une périphérie, imposant un système clientéliste à une dynamique marchande. Comme nous le soutenions plus haut : une économie, une société marchande ne doivent pas, ne peuvent pas s'appréhender hors de la compétition internationale. Une dynamique marchande vertueuse suppose toujours un excès de l'offre sur la demande que seuls des marchés extérieurs peuvent absorber. On ne peut élargir autrement un marché intérieur. Quand les marchés extérieurs font défaut, une politique de soutien de la demande peut prendre temporairement le relais. Mais là nous sommes déjà dans une économie développée.

Le piège de l'idéologie

L'exemple des pays asiatiques, de la Corée et de la Chine en particulier, permet aujourd'hui de mieux éclairer nos aveuglements. Il ne s'agit pas de développer un marché intérieur qui permettrait une meilleure pénétration du capital international, cela les importateurs l'ont bien compris, mais de développer des marchés extérieurs pour que la société marchande, l'économie de marché, puisse être partie prenante de l'économie mondiale et que des échanges équilibrés avec le monde puissent avoir lieu. Non pas un « marché autorégulé » à l'intérieur, mais un marché intérieur dans des marchés mondiaux avec lesquels il puisse avoir des échanges équilibrés.

Le système dit de crédit social[6] est en train de montrer que la Chine a l'intention de proposer une autre voie que celle d'une autonomisation de l'économie de marché et du système de la libre concurrence. Après l'économie sociale de marché (plus industrielle que financière), il faut distinguer de l'économie de marché capitaliste (plus financière qu'industrielle), l'économie socialiste de marché. Elle est spécifique en ce qu'elle constitue l'économie d'une société qui refuse la division sociale de classes et se rapproche de l'économie sociale de marché dans le sens où elle est franchement industrielle. L'économie de marché est soustraite à la domination de la hiérarchie financière et la hiérarchie marchande est partie prenante de la hiérarchie politique. La société marchande n'aspire pas à dominer ou régler la société, mais à établir des échanges favorables avec le monde extérieur. Ce ne sont pas les rapports d'argent qui doivent régler les rapports sociaux. Ce sont les contrats sociaux. Les rapports d'argent règlent les rapports d'échange avec les étrangers dont nous voulons être quittes. La Chine veut opposer le système du crédit social à la loi de l'argent dans la régulation des rapports sociaux. Ce système va-t-il fonctionner dans l'intérêt d'une autre oligarchie que celle financière ? Cela dépendra beaucoup de la société et des résultats de cette oligarchie.

De défensive avec Deng Xiaoping (« cacher ses talents et attendre son heure »[7]), la stratégie chinoise passe avec Xi Jinping à une phase offensive. Après avoir dissimulé ses forces pour protéger leur développement, elle affiche désormais sa volonté de dépasser les États-Unis. Le rêve chinois de renaissance de la nation chinoise fait maintenant écho au rêve américain. Selon le colonel Liu Mingfu, éminence grise du président, il se construira en trois étapes : il faut d'abord que la Chine dépasse les États-Unis au niveau économique (cela se fera de manière très rapide), puis au niveau militaire (la Chine deviendra l'armée la plus puissante) et enfin au niveau des valeurs : la Chine devancera les États-Unis et ce seront les valeurs chinoises qui domineront le monde[8]. La réaction agressive de l'Occident face à ce nouveau programme de la Chine est symptomatique. Elle prouve que l'Occident a un coup de retard sur la Chine qui devrait à n'en pas douter avoir déjà intégré une telle réaction. Elle ne fera que renforcer la cohésion de la société chinoise et souligner l'arrogance des États-Unis.

En contraste à l'exemple chinois qui « investit le marxisme dans la pratique chinoise », nous avons l'exemple de la République islamique d'Iran. Ce pays ne dispose pas d'une population qui laisserait les puissances occidentales convoiter son marché. Il n'y a donc pas de tentation occidentale pour le marché iranien. C'est là un argument de poids pour l'ouverture des marchés occidentaux aux produits iraniens. Comme le montre clairement la stratégie chinoise, il faut d'abord se développer économiquement, puis militairement avant que l'on ne puisse faire partager au monde ses valeurs. Et comme nous l'avons vu, se développer économiquement signifie disposer de marchés extérieurs. Autrement, comme on dit, la logistique ne suivra pas. Pour des pays émergents, la force militaire ne peut pas précéder la persuasion marchande.

Le piège de l'idéologie « révolutionnaire » qui vise à s'exporter plutôt qu'à exporter ses produits matériels conduit des pays à s'enferrer dans des impasses économiques, à fermer le marché mondial à leurs produits puis à clientéliser leur système politique et économique. La politique est aujourd'hui guidée par l'économie parce que celle-ci produit les instruments de la puissance, tient la logistique. Lorsque les forces économiques mondiales vous ferment l'accès de leur marché, aspirent à étouffer ou contrôler le vôtre, les médias occidentaux ont beau jeu de vous reprocher la fermeture de votre économie. Sous embargo, vous n'avez pas d'autres choix : monter un système clientéliste pour garder le contrôle de vos ressources ou céder leur contrôle aux puissances étrangères. Et faire semblant de céder le contrôle n'est peut-être pas la plus mauvaise solution. Encore faut-il faire suffisamment confiance à la société. La Chine a commencé par cacher ses forces (en particulier la profondeur de son expérience marchande et industrielle) sur lesquelles elle a construit ses succès. Ou plutôt, elle ne s'est pas vantée de disposer de forces qui n'avaient pas encore fait leurs preuves. Elle ne s'est pas vantée de ses valeurs en lesquelles elle avait pourtant confiance. Ni n'a voulu les exporter avant que n'en soit constituée la demande. Sa réussite économique aujourd'hui crée une telle demande. Les valeurs de la Chine ne domineront pas le monde parce qu'elles auront été imposées par la force, mais par des importations volontaires. Elle a d'abord mis à l'épreuve ses valeurs, les a investies dans sa pratique qui les a confirmées, les a rehaussées. Et ce sont les résultats de sa pratique qui vont faire les autres nations curieuses des raisons de son succès, les valeurs chinoises en mesure de détrôner les valeurs américaines.

Le piège de l'idéologie consiste à vouloir conquérir directement l'esprit des gens, alors que les idées ne gagnent le monde que par le résultat de leurs conquêtes objectives. Le piège de l'idéologie c'est celui de l'arrogance. C'est par l'exemple que les idées se propagent. Les médias ne peuvent venir qu'en soutien. Ce n'est donc pas à soi de vanter ses valeurs, c'est à autrui de le faire. Le principe chinois selon lequel la bataille doit être gagnée avant d'être engagée est d'une particulière pertinence quand on pense à la bataille idéologique. La Chine peut maintenant déclarer son intention de la livrer bientôt : elle ne fait que préparer ses troupes et aviser ses opposants. Prévention de guerres inutiles plutôt qu'arrogance.

Les États-Unis et l'Occident qui livrent une guerre à l'Iran depuis l'avènement de l'imam Khomeiny et de la révolution islamique ne peuvent lui concéder leur marché et leur technologie. Ils accusent l'Iran auprès de son opinion de refuser l'ouverture, alors qu'ils mettent le pays sous embargo. Les blancs ont la langue bien fourchue disait les Indiens des blancs d'Amérique. La guerre que déclare l'idéologie islamique au monde n'est pas tombée dans des oreilles de sourds. Livrer un combat qu'on ne peut mener à terme cause plus de mal que de bien. La Chine, quant à elle, a « caché » ses forces (l'endroit le plus secret est le moins sûr dit en substance un autre principe chinois) avant de déclarer ses intentions de leadership. L'Iran n'a pas su attendre son heure, elle a livré une bataille idéologique qu'elle n'avait pas encore gagnée.

Tant que les dirigeants africains ne comprendront pas que leur force réside d'abord, non pas dans leurs matières premières, mais dans l'investissement des valeurs de leurs sociétés (sans classes) qu'ils cultiveront jalousement pour « rechercher la vérité à partir des faits » et pour apprendre à coopérer et instaurer un marché africain, les capitaux étrangers ne cesseront pas d'avoir des comportements prédateurs. Pour que la Chine, l'Occident, l'Inde et la Russie ouvrent leur marché à l'Afrique, il faut précisément que l'accès au marché africain ne soit pas libre, livré à la compétition de ces puissances. Il doit être géré en faveur de l'intérêt des Africains, d'une politique africaine qui vise à équilibrer les échanges du continent avec le reste du monde. Arezki Derguini

Notes :

[1] Titre d'un ouvrage best-seller du philosophe américain Michael J. Sandel, What money can't buy : the moral limits of markets. Penguin, 2013.

[2] J'ai établi dans des textes antérieurs récents l'importance de la différence entre deux types de différenciation sociale, l'une de classes et une autre sans classes. Notre définition du capitalisme est celle de Fernand Braudel comme étage supérieur de la société marchande. C'est la division de classes qui soustrait la hiérarchie à la compétition, qui soumet la société marchande à la domination du capitalisme financier et qui soumet du même coup la société du savoir à la société de la finance. Je distinguerai l'économie de marché de la société de classes de celle de la société sans classes, la première s'apparentant à un capitalisme financier, la seconde à un capitalisme industriel.

[3] Le livre de Robert Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, ((New York: Simon & Schuster, 2000) où il observe et analyse le déclin du capital social américain, me paraît de ce point de vue prémonitoire. Le capital social de Putnam diffère de celui de Bourdieu en ce qu'il est synonyme de confiance sociale, alors que celui de Bourdieu serait propre à un individu appartenant à un groupe social.

[4] C'est ici que ma dette à l'égard d'André Leroi-Gourhan : Le geste et la parole, t.1 Technique et langage. Paris, Albin Michel, 1964, me revient à l'esprit.

[5] J'ai trouvé à ce sujet un certain appui chez les courants dits de la critique de la valeur. Je citerai Anselm Jappe, « le « côté obscur » de la valeur et le don ». « Revue du MAUSS » 2009/2 n° 34.

[6] Voir Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_de_cr%C3%A9dit_social

[7] La formule attribuée à un empereur de la prestigieuse dynastie Tang (7e ? 10e siècle) complète est la suivante : « Observer calmement, sécuriser les positions, faire face avec calme, cacher ses talents, attendre son heure, maintenir un profil bas et ne jamais clamer sa supériorité. »

[8] https://info.arte.tv/fr/le-reve-chinois-de-xi-jinping