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La malédiction de la grandeur

par Arezki Derguini

«Au congrès :

«Les événements malheureux à l'étranger nous ont rappelé deux simples vérités sur la liberté d'un peuple démocratique.

La première vérité est que la liberté d'une démocratie n'est pas sûre si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point de le rendre plus fort que son État démocratique lui-même. Il s'agit essentiellement du fascisme - propriété du gouvernement par un particulier, un groupe ou tout autre pouvoir privé contrôlant.

La deuxième vérité est que la liberté d'une démocratie n'est pas sans danger si son système commercial ne crée pas d'emplois, ne produit et ne distribue des biens de manière à maintenir un niveau de vie acceptable. »

F.D. Roosevelt, Message au Congrès sur la limitation des monopoles. 29 avril 1938[1]

Ce n'est pas de la malédiction des ressources naturelles dont il va être question aujourd'hui, mais d'une autre malédiction, celle de la grandeur, dont se sont longtemps protégées les « sociétés sans État » en refusant la différenciation de classes entre guerriers et paysans, en refusant d'accorder le monopole de la violence à une classe, en ne développant pas de dispositions pour les conquêtes extérieures. À partir de notre analyse sur les sociétés guerrières et non guerrières, et de la société mozabite en particulier, on pourrait dire que ces dernières se sont toutes entières défendues contre la malédiction de la grandeur à laquelle les premières ont été livrées par leur course à la puissance [2]. Mais dans notre cas, c'est cette dernière malédiction qui nous a fait jouer avec le bien des générations futures, qui nous a fait saccager notre écosystème. Nous avons voulu devenir des sociétés guerrières à l'instar de nos agresseurs. La course pour la puissance et la domination ont amené le monde à concentrer le pouvoir dans des mains de plus en plus réduites. Tant qu'une telle course était réservée aux pays occidentaux, l'illusion perdurait qu'une telle concentration du pouvoir pouvait être bénéfique à l'ensemble de l'humanité, les pays occidentaux d'abord et les autres qui marcheraient dans leurs pas ensuite. On ne voulait et ne pouvait pas voir que le modèle européen n'était pas universalisable. Et maintenant que beaucoup de nations peuvent être de la partie, on s'aperçoit que l'humanité a consommé son pain blanc. Devenue une force géologique, elle détruit son capital naturel qu'elle croyait inépuisable. Ayant excessivement concentré son capital elle n'arrive plus à faire sociétés. L'humanité devra bientôt se rendre compte, au risque de se suicider, qu'elle ne devra plus confier son avenir à la compétition des classes de guerriers et de leur complexe militaro-industriel. Elle devra reprendre le pouvoir qu'elle a concédé à une telle minorité. L'individu ne peut plus penser à son seul intérêt, la concurrence ne peut plus être érigée en modèle idéal de fonctionnement de la société. Car en vérité le pouvoir est social, le marché et la société sont des constructions sociales sujettes à des stratégies. Ces constructions ne confortent la domination d'une classe, d'une société particulière, que parce que le reste de la société leur a concédé le monopole de ses affaires.

La malédiction de la grandeur

La concentration semblait bénéfique le temps qu'elle permettait de dominer la compétition internationale, qu'elle réussissait à faire des sociétés dominantes des sociétés salariales prospères. Des sociétés salariales et non des sociétés de producteurs indépendants, parce que la concentration du pouvoir social produit une division de la société en un petit nombre de grands propriétaires, un petit nombre de producteurs indépendants et une forte société de producteurs dépendants (sous-traitants et salariés) qui peut faire contrepoids politique à la société des grands propriétaires. Pour l'ensemble social, la concentration s'accompagne alors d'une élévation générale du niveau de vie. Ainsi peut être décrite la situation des pays occidentaux avec leur industrialisation et leur domination du monde qui aboutissent aux trente années glorieuses (1945-1975) et des pays de l'Extrême-Orient dont la Chine ensuite. Dans les termes de l'économie politique classique, on peut parler d'une abondante production de surplus (mondial) qui autorise une répartition politique (nationale) du revenu favorisant tantôt les salaires et la consommation, tantôt les profits, l'épargne et l'investissement. On peut observer une telle répartition politique du revenu de manière démocratique dans les économies sociales de marché allemande et nordiques, de manière autoritaire dans l'économie chinoise.

La concentration devient toxique, produit de forts effets négatifs (externalités négatives), lorsque dans la compétition elle échoue à produire un large surplus qui permet une répartition politique du revenu en mesure de corriger les externalités sociales négatives (chômage, inégalités sociales). Dans un contexte de stagnation ou de régression du niveau de vie, la concentration de la productivité et des revenus polarise la société et menace le tissu social de ruptures. La division fondamentale de la société en propriétaires es qualités et prolétaires sans qualités, se trouve distendue. La misère et les inégalités sociales s'accroissent et entament la cohésion sociale. La classe moyenne supérieure de la société se détache du reste de la société et s'efforce de faire corps à une échelle supérieure. On parle d'économie en archipel, de classe moyenne mondiale et de sécession des élites.

Pour l'humanité dans son ensemble la concentration qui procède d'une compétition illimitée conduit à une élévation générale du niveau de vie, mais avec de plus en plus grandes externalités négatives. Elle établit un niveau général de vie auquel toute l'humanité aspire, mais auquel toutes les sociétés et tous les individus ne peuvent pas accéder. Au niveau de productivité qui a rendu possible un tel niveau général de vie, de nombreuses populations deviennent inutiles [3].

La libre concurrence et la concentration de la productivité et des ressources divisent l'humanité en deux parties disjointes : une classe mondiale moyenne qu'entretient la globalisation de l'économie, qui se sépare de plus en plus des sociétés nationales et s'établit dans les centres mondiaux de la globalisation. Une humanité périphérique dont les conditions d'emploi deviennent de plus en plus précaires [4]. Les sociétés guerrières engagées dans une course à la puissance deviennent les victimes de leurs progrès. C'est ce que l'on peut appeler la malédiction de la grandeur [5] : la croissance de la productivité sociale finit par entraîner l'humanité vers des catastrophes sociales et écologiques.

Malédiction que les sociétés non guerrières se sont astreintes à conjurer. Nous avons vu dans un texte précédent[6], comment les dispositions sociales des sociétés berbères sédentaires et de manière plus explicite la société mozabite, les éloignaient d'une telle perspective de concentration des revenus et impliquaient au contraire au travers de la solidarité du village et de la ?achira, une problématique de la répartition politique des activités avant d'être celle du revenu, pour ne pas produire d'externalités négatives. On ne confondra donc pas politique et étatique. Car dans la société de l'individu collectif, la distribution des activités ne crée pas de grandes externalités négatives qui nécessitent une politique corrective de redistribution du revenu. La distribution primaire d'activités et de revenus ne crée pas de grandes distorsions qu'il faut résorber par une politique publique de redistribution des revenus. Une économie de l'intervention publique a ici été faite. La compétition qui est ici socialement limitée n'aspire pas, ne conduit pas à la monopolisation et n'a pas besoin comme dans les sociétés guerrières démocratiques de lois antitrusts. Dans la société de classes le contrôle social est associé à la classe dominante, ce qui n'est pas le cas de la société sans classes. On peut dire ici que l'individu collectif de la société mozabite incarne précisément le principe selon lequel la liberté individuelle est une responsabilité sociale de l'individu, non pas d'une partie de la société, mais de l'ensemble. Dans le sens où l'individu est responsable des effets de sa liberté sur les autres individus, dans le sens où tous les individus sont responsables de la liberté de chacun. Il est responsable de l'égalité ou de l'inégalité de condition qui sera faite à ses semblables que cela soit au travers de la formation des capitaux et des revenus ou de leur redistribution. Les règles et les stratégies sociales quant à l'héritage participant de la redistribution des capitaux. Nous sommes ici véritablement dans une société de semblables, d'égaux. Mais non plus de semblables de la société mécanique d'Émile Durkheim. Dans l'esprit de chacun, dans l'organisation sociale, ce qui est valable pour soi doit pouvoir l'être pour d'autres que soi. De sorte que la liberté individuelle est à la fois une valeur sociale et un produit de l'organisation sociale.

Si la course à la puissance conduit inévitablement les sociétés guerrières à faire subir à l'humanité la malédiction de la grandeur, pour s'y soustraire, il faut renoncer à cette course, à la guerre, et empêcher la concentration de la productivité et des richesses. Il faut renoncer au concept de liberté, apparenté à la compétition illimitée, tel que produit par les sociétés guerrières de classe. De ce qui précède, on peut déduire les deux choses suivantes.

Premièrement, étant donnée une certaine nécessité de la concentration, il faut pour chaque ensemble social pertinent à l'échelle mondiale la capacité de produire un surplus suffisant qui rende possible l'investissement dans l'innovation. L'innovation dans la production à grande échelle ne peut être réservée à une ou deux puissances.[7] Car qui dit concentration doit dire redistribution.

Ensuite, il s'agit de favoriser le progrès technique que la compétition a tendance à diffuser à l'ensemble de la société plutôt que celui qui a tendance à polariser de manière croissante le monde et les sociétés. Il faut ici se préoccuper de demande sociale et d'orientation de l'investissement, de différence entre bonnes et mauvaises innovations. Les premières étant disposées à diffuser à l'ensemble social, les secondes à entretenir une concentration de la productivité et une fragmentation du tissu social. On l'aura compris, il faudra globalement se préoccuper de la dynamique de l'innovation, faire de la liberté une responsabilité sociale de sorte que le pouvoir ne se concentre que pour mieux se diffuser.

Je soutiens donc que l'individu collectif, avec son sens aigu de la communauté, est l'individu le mieux adapté à une telle remédiation. Sa responsabilité sociale est la condition d'une unité de la production et de la consommation, de l'économie et de la société. Son milieu transforme le progrès technique en progrès social et économique et combat leur divorce tel qu'il résulte de la compétition illimitée des sociétés guerrières. L'individu possessif, héritier de l'Empire romain, des sociétés guerrières bourgeoises de classes européennes et du darwinisme social, programme au contraire le monde pour soumettre la société à l'économie des complexes militaro-industriels et en faire une victime de la malédiction de la grandeur, de la malfaisance sociale et écologique de la puissance économique. Aux uns l'innovation, la propriété et le pouvoir de toutes les qualités aux autres l'inutilité des prolétaires sans qualités.

Le marché c'est nous

La science économique a hérité de l'individu possessif et de son calcul hédoniste par lequel elle impose à la société un modèle normatif de concurrence pure et parfaite. Elle ne prend en compte qu'un individu séparé emmuré dans des préférences individuelles, vivant dans l'ignorance de ses interdépendances, piloté par son désir de maximiser sa satisfaction personnelle et tenu par des automatismes (dont les fameuses « lois » de l'offre et de la demande). Il ne peut par conséquent ni se déterminer ni produire de solidarité collective qui « encastrerait » les relations marchandes. Aucun souci des générations futures (que l'on peut comparer à des orphelins qui n'ont pas de parents pour les défendre), aucun souci des plus pauvres qu'il accuse d'être responsables de leur pauvreté et qu'il ne peut empêcher d'être pauvres. Il se démet de ce souci en faveur d'une de ses créations, marché ou État. Il a confié cette préoccupation à une minorité représentative dont c'est le dernier souci. Il se démet, car le pouvoir est social, le marché et la société c'est nous. La science nous retire ce pouvoir pour le confier à des « spécialistes » qui veulent nous soumettre à un modèle cohérent qu'elle prétend ne pas être de notre compétence. C'est dans ce sens que la science économique est normative. La rareté dont les spécialistes nous retirent la fabrication c'est nous qui la fabriquons avec nos besoins et nos stratégies qui visent à les satisfaire. Le pouvoir se monopolise, comme se monopolise la violence ou il se distribue et s'équilibre. Nous sommes partie prenante même quand nous laissons faire. L'individu possessif confie le pouvoir, la protection des pauvres et des orphelins à une classe ou des constructions réifiées : le marché ou l'État. Non pas à une élite à laquelle la société s'identifierait. L'individu collectif prend soin de ses préférences individuelles de sorte qu'elles correspondent aux préférences collectives qui prennent en compte les pauvres et les orphelins. C'est lui qui décide quelle production il consommera, laquelle il encouragera ou découragera ; pour laquelle il épargnera, laquelle il voudra l'accroissement. Il n'abandonnera pas ses choix à son seul plaisir individuel, au seul profit économique. Ce qui est le plus cher pour une société non guerrière c'est la paix, non pas la puissance, avec laquelle elle doit pourtant faire afin de ne pas être dominée. Car il est possible de bénéficier des bienfaits de la puissance et de se protéger de ses méfaits. Il suffit de se protéger des effets négatifs de sa concentration, dont celui de confier le pouvoir à une minorité. Pour ce faire, on peut regarder du côté de l'exemple de ces dynamiques sociétés sans classes à l'image de la société mozabite que la science dominante a placé hors radar. C'est de ce côté qu'il y a un avenir pour l'humanité sur terre.

Avant que la société ne se différencie profondément, le pouvoir social de l'individu est évident : il est collectif. Les forces individuelles sont relativement égales, s'égalisent relativement. L'association de l'ensemble des forces individuelles (la force collective) comprend toujours le développement des forces individuelles en son sein qu'elle vise à égaliser [8]. Et les cartes sont régulièrement redistribuées par les règles de l'héritage qui divisent le pouvoir au lieu de le concentrer.

Il faut revenir du mythe selon lequel la seule façon de concentrer le pouvoir consiste à le tenir dans quelques mains seulement. Il faut dissocier pouvoir et propriété privée. La différence c'est que dans un cas la volonté de concentration dépend d'un grand nombre, dans un autre d'un petit nombre. La société non guerrière peut comprendre la puissance à condition qu'elle la tienne de sa puissance de composition, de sa capacité de transformation des volontés individuelles en volontés collectives, à condition de rester maîtresse de la composition des volontés collectives. Voilà le prix qu'il faut payer pour que la concentration du pouvoir ne signifie pas dislocation des tissus sociaux humains et non humains. Si la volonté de concentration à partir de la multitude apparaît plus difficile à être composée qu'à partir d'une minorité, elle est beaucoup plus efficace une fois composée. Voilà la distance qui existe entre l'individu possessif et l'individu collectif, il est dans la capacité structurelle à faire les collectifs efficaces et défaire ceux inefficaces.

Avec la différenciation sociale de classes, une telle relation de l'individu au pouvoir se différencie. Celui-ci se concentre. Tous les individus et toutes les choses ne peuvent pas les mêmes choses, n'ont pas le même pouvoir de commander ou d'acheter. Chez l'individu collectif, les choses et les individus sont relativement égaux, l'individu et la société tiennent leur pouvoir de leur capacité de composer une propriété sociale [9] et non de la concentration de la propriété privée. Leur pouvoir de commander, d'acheter tient du pouvoir d'animer un réseau d'interdépendances qu'ils construisent et entretiennent.

Dans la société marchande, où l'on ne produit plus pour soi, mais pour autrui, le consommateur se différencie du producteur. Ce qu'il consomme n'est pas ce qu'il produit. Dans l'autoconsommation, l'identité de la production et de la consommation, de laquelle dépend l'autonomie ou la dépendance, se produisait à une échelle réduite : celle de la famille et du village. Avec la production d'un surplus, l'échelle s'étend à la tribu plus ou moins ouverte sur le monde. Dans la société marchande, l'identité de la production et de la consommation, les rapports entre clients et fournisseurs, passe à une autre échelle. L'individu dépend désormais d'une multitude de personnes et non de quelques-unes. Il vend à plusieurs consommateurs finaux, il achète à plusieurs producteurs. Il s'inscrit dans un réseau d'interdépendances qui a pour vocation de s'étendre. La richesse de l'individu (et du collectif) dépend de l'étendue et de la qualité de ce réseau.

Où s'arrête cette échelle ? Le mauvais calcul consiste à l'établir au niveau de la nation. La Grande-Bretagne, patrie de l'économie politique et Empire sur lequel le soleil ne se couchait pas, avait des comptes nationaux pour mettre au jour ses excédents à partir de flux qui courraient sur tous les continents. Le bon calcul consiste à établir l'identité de la production et de la consommation à l'échelle mondiale. Car si nous pouvons isoler nos clients et fournisseurs, nous n'avons pas intérêt à oublier qu'eux-mêmes sont pris dans d'autres réseaux de relations, de clients et de fournisseurs que nous n'avons pas compris. Connaissant les tenants et aboutissants de nos liens, nous pouvons alors mesurer correctement notre pouvoir de commander à la production mondiale par notre pouvoir de faire partie d'une telle production et d'en attendre une certaine proportion. Autrement dit, notre pouvoir d'appropriation dépend de notre pouvoir de production. Il y a moins de risques que nous soyons victimes d'un voile monétaire et que nous échappent déficits ou excédents.

Sur cette échelle mondiale, nous tissons nos liens de dépendance. Il faut s'en rendre compte. Ne pas le faire signifie s'exposer à être colonisé, dirait le défunt Malek Bennabi. Car de ces liens dépendent la puissance et la faiblesse. La production à grande échelle est production de puissance à grande échelle. Ce n'est qu'à ce niveau que peut être développée et contenue la puissance. On peut alors s'efforcer de la développer et de la diviser pour s'en approprier et s'en protéger. C'est à cette échelle qu'il faudra réaliser l'unité de la production et de la consommation sociales. C'est dans ces réseaux mondiaux de production et de consommation qu'il faudra former les siens.

Dans la société d'autoconsommation, l'individu, producteur indépendant, était autonome quand il pouvait produire ce qu'il devait consommer. Dans la société marchande, l'individu qui appartient en vérité à un producteur et un consommateur collectifs (nos demandes et nos offres ne sont jamais individuelles, elles supposent toujours des stratégies collectives), est autonome quand de la production mondiale il peut obtenir une part suffisante pour entretenir son autonomie.

Nous avons dit plus haut que la concentration du pouvoir de produire pouvait être favorable à l'ensemble de la société lorsqu'elle permettait de l'emporter dans la compétition mondiale et d'obtenir de la production mondiale un surplus suffisant en mesure d'entretenir une redistribution politique du revenu. L'exemple de l'Occident hier, de la Chine aujourd'hui. La société concède alors à une minorité le pouvoir de produire en échange d'un pouvoir d'achat sur la production mondiale. Concession aux bénéfices immédiats. L'unité de la production et de la consommation ne dépend plus alors de la société qui a renoncé au pouvoir de produire, mais de la domination de la puissance productive sur les marchés mondiaux. Économie et société se séparent. Nous avons d'une part des propriétaires de capitaux es qualités et d'autre part des prolétaires sans qualités. Les bénéfices immédiats de la concentration n'auront finalement servi qu'à mieux déposséder la société de son pouvoir de produire une fois que le surplus ne sera plus en mesure d'entretenir une redistribution politique du revenu.

Car au fond, ce qui fait l'unité de la production et de la consommation au-delà de son aspect matériel et de son échelle mondiale, c'est le caractère social du savoir-faire. Il y a unité lorsque le savoir-faire est l'affaire de l'ensemble de la société, lorsque c'est la société qui sait faire, lorsque le savoir est incorporé dans la société. Il y a séparation lorsque le savoir-faire est objectivé dans des machines et est approprié par une minorité. C'est au développement et à la répartition de ce savoir-faire qu'il faut s'attacher pour conserver une société sans classes.

Déni de réalité

Qui paiera pour la gabegie qui a régné au cours d'un demi-siècle de développement ? Pour la dissipation de notre capital naturel, de nos terres agricoles et de nos hydrocarbures ? Qui paiera pour entretenir nos infrastructures, nos routes, nos écoles et nos hôpitaux quand nos ressources naturelles ne pourront plus le faire, quand auront été dissipés les « fonds perdus » publics qui étaient à leur origine ? Quelles ressources nous attacherons-nous à valoriser ? Comment ordonner nos dépenses pour fructifier les ressources auxquelles nous tenons le plus ? Qui paiera et qui encaissera, comment ferons-nous ? Cela dépend.

À mon sens, cela dépend du choix du type d'individu sur lequel se portera la société. L'individu continuera-t-il à s'enferrer dans son intérêt privé et confiera-t-il le soin à une « minorité éclairée » pour configurer les intérêts collectifs, s'occuper de l'intérêt général ou se considèrera-t-il responsable de la société à laquelle il appartient, des intérêts qu'elle compose ? Si nous persistons dans l'aveuglement qui consiste à croire que nous ne sommes pas responsables de ce qui nous advient, nous continuerons alors de refuser de voir ce qui nous arrive et la régression dans laquelle nous avançons.

Par contre si nous commençons à penser que le marché ainsi que la société sont nos œuvres, la peine que donnera la conscience d'avoir autant détruit sera grande, mais l'espoir d'un progrès sera plus grand.

Il ne servira à rien d'incriminer une partie de la population si nous nous disculpons nous-mêmes. Si nous ne reconnaissons pas nos abandons, nos servitudes volontaires, la séduction qu'a exercée sur nous cet individu séparé, libéré de la discipline collective. Le sacrifice d'un bouc émissaire ici ne fera pas l'affaire, il ne changera pas nos conditions d'existence si nous nous en contentons. Avec son sacrifice, il nous faudra non pas nous disculper, mais nous repentir. Car ce dont nous avons besoin c'est de ne plus nous démettre de notre responsabilité sociale, de nos normes de consommation et de production, de notre éducation et de notre santé. Il nous faut ramener nos besoins à nous-mêmes, à nos valeurs et à nos ressources.

Notes

[1] Cité par Alain SUPIOT. Les figures juridiques de la démocratie économique (cours du Collège de France 2016-2017).

[2] L'approche de Pierre Clastres, dans la société contre l'État, a constitué depuis longtemps un point fixe dans ma réflexion. C'est un peu grâce à lui que j'en suis là aujourd'hui.

[3] Voir L'Homme inutile, du bon usage de l'Économie, Pierre-Noël Giraud, Édition Odile Jacob, Paris, 2015.

[4] Christophe Guilluy, La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, 2014, Flammarion.

[5] Cette expression (The Curse of Bigness en anglais) est utilisée par le juriste américain Louis D. Brandeis (1856-1941) contemporain du président F.D. Roosevelt (1882-1945). Tim Wu ressuscite et rénove son approche dans un ouvrage best-seller The Curse of Bigness : Antitrust in the New Gilded Age, 2018. Dans notre texte la malédiction est vue dans un cadre plus large, celui comparatif des sociétés non guerrières et guerrières de classes dont la compétition des dernières porte à une concentration continue du pouvoir.

[6] Individu possessif ou individu collectif ? Le QO du 10.01.2019.

[7] Voir le problème de concurrence que pose la fusion de Siemens et d'Alstom à la Commission européenne et aux gouvernements français et allemands. La commission refuse la fusion pour ses effets sur compétition interne européenne, les gouvernements désirent la fusion pour ses effets sur la compétition internationale.

[8] Voir la citation du président Roosevelt placée en exergue de ce texte.

[9] Propriété sociale au sens de Robert Castel, c'est-à-dire indépendante de la propriété privée et sur laquelle peut compter tout individu, propriétaire ou non. Dans la société sans classes, la situation diffère de celle sur laquelle travaille Robert Castel.