Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

«DE LA POLITIQUE»... A L'ALGERIENNE

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Le projet Algérie. Brève histoire politique d'un pays en chantier. Essai (politique) de Ahmed Cheniki. Editions Frantz Fanon, Alger 2018, 800 dinars, 290 pages.



Un titre qui n'«accroche» pas tellement et un sous-titre qui l'est encore moins... Pourquoi ? Tout d'abord, ce n'est pas le «projet» Algérie qui est présenté et disséqué. En fait, c'est l'Algérie d'aujourd'hui. A la limite, l'auteur (ou l'éditeur) aurait pu choisir «Algérie : échec d'un projet». Un pays toujours en chantier ? Totalement d'accord. Ensuite, l'histoire politique du pays qui nous est présentée n'est pas aussi brève que l'auteur (ou l'éditeur) le prétend: elle est courte (en fait, pas tellement), concise mais très précise. Journaliste un jour, journaliste toujours !

De quoi il retourne ? tout en sachant que l'auteur part du principe que «toute analyse d'une pratique culturelle et politique est travaillée par l'Histoire et les différentes ruptures caractérisant le discours colonial»... et, de ce fait, ce n'est pas sans raison que les dirigeants algériens d'après 1962 (avec ceux d'aujourd'hui, en tant que «dignes» héritiers) ne réussissent pas, malgré leurs efforts, à rompre radicalement avec les formes de structuration coloniale, empruntant le mode de fonctionnement jacobin... et l'Etat est, donc, saisi dans sa fonction répressive, autoritaire, dirigé par des équipes s'autoproclamant uniques sauveurs du pays et n'admettant aucune parole différente...

Donc, d'abord, «les pratiques politiques» et Dieu sait s'il y a, en notre bas monde, de bien «tordues» (l'ouvrage a été édité, hélas, juste avant le désormais fameux «cadenassage» de la porte d'entrée de L'APN et l'«éviction» de son président). Tout y passe : l'Etat (qui fonctionne comme une entité double traversée par les contours du discours dominant européen et les résidus de la culture autochtone), les mythes, la fabulation, les zaouïate, les réseaux, le président, le FLN, l'armée, le pouvoir, les partis, le civil, le syndicat (et ses combats douteux)... Ajoutez-y les usages sociaux : les mots volubiles du discours politique algérien, les «émeutes», «les journées obscures» d'octobre 88, la corruption (et «ses ruelles ordinaires») , l'Histoire, les mémoires (souvent prétextes à des règlements de compte politiques et au déterrement d'inimitiés anciennes) et les traficotages...

Ensuite, la presse passée à la moulinette de l'observation critique de quelqu'un qui l'a pratiquée (et continue de la pratiquer à travers des contributions) de l'intérieur : le secteur public, le service public, les jeux d'allégeance, les journalistes des années 70, octobre 88 (et «l'ouverture» de la presse écrite), le travail des journalistes, les relations avec le pouvoir politique, l'écriture journalistique et les ambigüités éditoriales...

Enfin, l'universitaire qu'il est ne manque pas de se pencher sur l'institution scolaire et universitaire... Pour lui, le diagnostic est sans appel : une école en déshérence et une université baignant dans une grande illusion !

Conclusion : «Dans le contexte actuel de corruption et de mauvaise gestion, l'entreprise est délicate, difficile, les périls futurs sont grands, les tensions et les crises continueront à secouer la société algérienne encore prisonnière du schéma colonial d'organisation et d'une privatisation de l'Etat».

L'auteur : Né à Collo (W. de Skikda), ancien journaliste s'occupant des questions culturelles («Algérie Actualités», entre autres), chercheur, actuellement, et depuis longtemps, professeur à l'Université de Annaba et professeur invité dans plusieurs universités étrangères, arabes et européennes. Auteur de plusieurs ouvrages pour la plupart sur le théâtre dont il est un des plus grands spécialistes algériens. Il a été un des rédacteurs du «Dictionnaire encyclopédique du théâtre» et de l'«Encyclopédie des Créatrices du Monde».

Extraits : «Dans le cas des pays colonisés comme l'Algérie, le droit ne constitue nullement un élément primordial, privilégiant les relations personnelles et les logiques de domination ponctuées par la puissance des gouvernants obtenue en dehors des urnes. Le droit n'est valable que pour arbitrer les petits conflits des gens du «peuple» entre eux ou pour abattre un adversaire politique» (p. 13) «Contrairement à ce qui a été souvent soutenu, le taux d'intellectuels et d'anciens militaires ayant rejoint la lutte armée est proportionnellement beaucoup plus important que les recrues provenant du monde rural qui vont affluer, à partir de 1957. Le même constat est à faire pour ce qui est des populations ayant opté pour la France : le nombre de paysans est, de loin, plus important que celui des citadins, des intellectuels et des militaires déserteurs» (pp. 19-20), «Les acteurs de la guerre de libération qui rédigent leurs mémoires pensent faire œuvre d'historien, alors que leur travail n'est qu'un assemblage de fragments de vie, se caractérisant par une forte empreinte d'égocentrisme et une grande subjectivité» (p. 156), «Moins de 10% d'Algériens avaient fréquenté le système scolaire avant l'indépendance de l'Algérie. L'idée selon laquelle la France avait fondamentalement déculturé les Algériens est un non-sens, ne résistant pas à une fine analyse des réalités» (p. 234)

Avis : Un «essai» réussi. Assez (Trop ?) sévère, il est vrai. Il est vrai que «trop, c'est trop» ! Politiciens en herbe (ceux en activité étant, pour la plupart, irrécupérables) ou à l'écart, enseignants, étudiants... un régal. Attention à votre tension ! Des vérités dures à avaler tant les réalités sont amères. À lire et à faire lire absolument...

Citations : «Jusqu'à présent, tout pouvoir est perçu comme un espace de contrainte et de répression» (p. 20), «C'est un système où la parole l'emporte sur l'écrit et où l'informel constitue le lieu nodal du fonctionnement politique» (p. 21), «Le président est à la fois espace d'allégeance «traditionnelle» et lieu de pratiques «modernes». Le cheikh et le président se mettent en concurrence. Le cheikh arrive, par endroits, à se substituer au président» (p. 45), «L'Algérie a toujours fonctionné avec deux structures : l'une formelle, celle des structures de l'Etat et l'autre, informelle, celle de la société concrète, c'est-à-dire une construction de résidus de tribus, de clans et d'intérêts» (p. 53), «Le cousin est le lieu central de la république» (p. 54), «Le président fonctionne dans le discours de ses thuriféraires au niveau de l'axe du désir. Le seul «manque» qu'il lui faut combler, c'est être divin.

L'Etat acquiert un caractère religieux et mythique. Nous avons affaire à cette équation Etat=force divine=président» (p.117), «Liberté (d'information) rime avec responsabilité. Responsabilité devant les faits à publier et devant le lecteur» (p. 209), «Le journalisme est l'espace privilégié du manque et de la frustration. C'est aussi le lieu de l'humilité» (p. 209), «Si dans les années soixante-dix et quatre-vingt, malgré toutes les contraintes, il existait à l'université des voix intellectuelles écoutées, aujourd'hui, nous avons affaire à des reproducteurs du savoir» (p. 274), «L'image de nous-mêmes est façonnée ailleurs et reproduite par nous-mêmes. L'Autre reste fascinant» (p. 279)



Une révolution à hauteur d'homme. Récit de Mohammed Bedjaoui. Chihab Editions, Alger 2017,1.400 dinars, 365 pages.



Très tôt formé dans la discipline, il est, encore jeune juriste tout frais émoulu de l'Université, plongé, comme beaucoup d'autres, presque brutalement, dans la lutte de libération nationale ; d'abord militant de base en tant qu'étudiant (au sein de l'Ugema), tout particulièrement en Europe mais, par la suite, mettant ses connaisances, sa compétence et surtout son engagement au service du FLN et du GPRA (entre autres auprès du Dr Francis Ahmed, «le maître des finances de guerre») qui firent appel à lui, pour défricher et baliser les terrains difficiles (et presque impossibles à déchiffrer pour les combattants du terrain) de la jungle juridique internationale afin de mettre toutes les «ficelles» du côté des Algériens. Durant la lutte, puis lors des négociations pour l'indépendance du pays.

Il présente... sa jeunesse, mais aussi les initiations politiques de 1948 à 1957.

Il raconte la méfiance qui «était la compagne intime et permanente de la Révolution algérienne»... ce qui a alimenté le «trauma constitutionnel d'une toujours possible traîtrise», tant et si bien «qu'elle nourissait le singulier paradoxe d'être plus inquiète au vu d'une perspective de paix qu'à l'annonce d'une aggravation des hostilités»... Il raconte les premières ébauches de la reconstruction de l'Etat algérien avec le FLN, parti-nation et le GPRA... Il raconte, aussi, le courage et les engagements d'amis, comme les époux Guerroudj, la lucidité de Ahmed Francis... l'Algérie reconnue légalement capable de conclure des traités internationaux... les rencontres, avec Mao, avec Kossyguine, avec Ho Chi Minh, avec Kim Il Sung... la Guerre d'Algérie devant les Nations unies... les finances de la guerre... les ambitions du Président Bourguiba... les missions d'explications dans les pays de l'Est... les négociations...

Il analyse : ainsi, la guerre d'Algérie aura, sur le plan de la science du droit, puissamment contribué à contester la norme juridique coloniale, et à concevoir de nouvelles normes juridiques internes et internationales davantage porteuses d'une libération et d'une égalité des peuples ... «Pour le juriste, acteur ou observateur de la guerre d'Algérie, c'est un sujet fascinant, absolument fascinant, que de voir comment un système juridique se grippe, est pris de fièvre, se surchauffe, agonise et meurt... ». Une véritable «guerre du droit».

Il révèle, avec des exemples à l'appui, que le premier et le plus important pourvoyeur de fonds de la Révolution armée était l'émigration algérienne en Europe et non point les Etats arabes ou amis... que des responsables en mission ont passé, en transit et en attente d'une correspondance, dans des aéroports européens (comme à Rome), leur nuit en salle de transit, car interdits de sortie de l'aéroport... que Ben Bella avait «interdit» l'alcool lors de la réception organisée à New York en 62 au siège de L'ONU, alors que chez les Saoudiens, il coulait à flots...

Il éclaire... sur le déroulement (âpres, surtout sur le Sahara et l'intégrité territoriale de l'Algérie, sur les bases de Reggane et de Mers El Kébir... sur le statut des Européens dans une Algérie indépendante) des négociations : Evian I, Lugrin, Les Rousses, Evian II... sur la recherche des moyens d'obliger l'adversaire à ne pas faire volte-face et à renier les accords (comme cela s'était produit avec la France en Indochine en 46 et avec la Hollande en Indonésie, toujours en 46). De ce fait, chaque «avancée acquise devait être «cadenassée» (ndlr : Vous voyez que l'idée du «cadenas» trottait dans la tête de nos décideurs depuis bien longtemps) l'une après l'autre.

Et, enfin, il conclut avec un épilogue qui est une véritable leçon de droit international... et qui, en y réfléchissant bien, remet les pendules à l'heure, démythifie (un peu) la lutte armée des «guerriers» et réhabilite (beaucoup) le travail, en douceur et en profondeur, des «politiques».

L'auteur : Né à Sidi Bel-Abbès mais ayant grandi à Tlemcen, docteur en droit, diplômé en sciences politiques, militant actif du mouvement national puis collaborateur au sein du GPRA (surtout avec Ahmed Françis, alors ministre des Finances), expert lors de la plupart des négociations pour l'Indépendance, chef de cabinet de Ferhat Abbas, alors président de l'Assemblée constituante de 62, ambassadeur (New York/ONU, Paris), juge puis président de la Cour internationale de Justice de la Haye, président du Conseil constitutionnel algérien, ministre (Justice puis AE)... Auteur de l'ouvrage : «En mission extraordinaire. Carnets d'un ambassadeur en France : 1970-1979», Casbah Editions, Alger et L'Harmattan, Paris, 2016. Ouvrage déjà présenté in Mediatic.

Extraits : «Ferhat Abbas était (donc) d'avis qu'il fallait bien «prendre d'assaut, et de l'intérieur, la forteresse coloniale». Il m'encouragea à le faire» (p. 67). L'auteur se référant à une correspondance envoyée à l'auteur alors étudiant en France et préparant le concours d'entrée à l'ENA, par Ferhat Abbas, en 1953), «La particularité de l'action armée, qui aurait pu paraître suicidaire et vaine au regard de ses grandes faiblesses du départ, était qu'elle succédait à un combat de maturité politique comme celui de L'UDMA ou même du MTLD, qu'elle reposait sur une expérience multiforme d'actions violentes épisodiques riches d'enseignements et qu'elle renvoyait à un peuple qui pratiquait la résistance au quotidien» (p. 107) , «Le goutte-à-goutte de la contribution mensuelle de chaque émigré rendait belles les rivières emportées par les «porteurs de valises» (p. 265)

Avis : On dira, aujourd'hui, ce qu'on voudra du personnage (ce qu'il est et ce qu'il a été dans un passé récent) mais, tout en ayant été un grand diplomate, il a été et reste un de nos plus grands spécialistes de droit international, sinon le plus expérimenté. «Monsieur Droit»... et «Monsieur Constitution» !

Un récit historique... et un mélange très heureux et plus qu'instructif des genres.

Citations : «Le Gouvernement provisoire de la République algérienne possédait d'autres caractères que ceux qui pouvaient le réduire à un gouvernement local belligérant. Il fut proclamé en même temps que la République algérienne, ce qui impliquait la résurrection de l'Etat algérien.C'était donc le gouvrrnement de l'Algérie, total et non local» (p. 119), «J'étais toujours persuadé qu'il n'y avait pas d'Etat sans archives» (p. 136), «Le président Ferhat Abbas, toujours optimiste et orfèvre du mot qui rassure» (p. 186), «La négociation possède quelques effets pervers, car elle démobilise les esprits qui ont du mal à reprendre le combat si nécessaire» (p. 218), «Dans sa lutte de libération nationale ainsi déclenchée, le peuple algérien qui s'est reconnu le droit aux armes n'a pas pour autant négligé les armes du droit» (p. 341), «De même que les civilisations sont mortelles, les systèmes juridiques le sont» (p. 344)



PS : 1. Le cinéma algérien n'arrête pas d'agoniser... Mais, «on» s'escrime à vouloir le réveiller de manière classique... celle qui (pourrait) arranger bien plus les dinosaures que les tout jeunes (et nouveaux) mordus du 7ème art... Ainsi, un collectif de producteurs algériens a lancé, dimanche 21 octobre à Alger, un appel pour «assainir et relancer» le secteur du cinéma en Algérie. Il a rendu publique une plateforme portant plusieurs propositions, lors d'une conférence de presse organisée à Alger.

Entre autres observations importantes l'existence de l'autocensure. Mais, «il y a une autocensure plus par rapport à la société que par rapport au gouvernement», a précisé quelqu'un. «La liberté d'expression ne se décrète pas, c'est une lutte permanente du créateur qui essaie de repousser les frontières. Il y a un environnement qui, pour des raisons religieuses, politiques ou éthiques, veut empêcher la création. La censure n'est pas uniquement politique. Les gens ont perdu l'habitude de voir un film. Il y a une telle régression socio-culturelle dans le pays que l'État peut ne pas intervenir, cela vient du public. Il n'y a pas pire censure que celle de ne pas pouvoir produire un film. Si je me bats pour élargir la production, c'est que je le fais aussi contre la censure avec un grand C», a analysé un autre réalisateur.

Refuser le financement d'un film à la lecture du scénario est, pour Ahmed Rachedi, une forme de censure aussi. «Qui peut faire un film sur la religion en Algérie actuellement ? Qui peut faire un film sur le système politique ? Qui peut faire un film sur la décennie noire ? Il y a des tabous», a-t-il dit. La lutte sera dure... mais la lutte doit continuer. Le fait même d'en parler publiquement est une avancée certaine... C'est ce qu'a fait (une réaction ?) le ministre de la Culture (au «Forum de la radio», mardi 23 octobre) qui a souligné que la réalisation de films n'est pas du seul resort de l'Etat... «Au privé d'investir... !». Avis aux «chkaristes». Encore faudrait-il que les sujets proposés soient en phase avec leur niveau et leur mentalité. Rien n'interdit d'essayer. Encore faudrait-il «informel-iser» le «souk».

2. Amine Zaoui est «optimiste pour le lectorat en Algérie»... Tout en signalant qu'il y a plus de 600 maisons d'édition en Algérie, pour lui, beaucoup «ne font pas de travail de diffusion» ou, alors, le font (ou l'ont fait) très mal. Selon lui, le lecteur francophone est «curieux, il fait beaucoup d'effort et il cherche comment contacter le monde, comment aller vers l'autre». Quant au lecteur arabophone, «il avait une image de lumière durant les années 80. Puis, on a eu, à partir de 85, l'avènement du livre de propagande avec des livres qui ont endoctriné et ont fait de lui (de 85 à 2000) un lecteur du livre religieux..».

Quant au Président du SNEL, A. Madi, il nous déclare son pessimisme, la lecture du livre étant freinée, entre autres, par l'augmentation du prix du livre... dûe esentiellemnt à l'augmentation du prix du papier (100% en peu de temps) et la non-exonération (bien que promise) des taxes sur les matières premières.

3. Je suis toujours étonné par l'«admiration» de nos journalistes pour les entreprises étrangères de commerce numérique qui «squattent» le commerce national en ligne par le biais de représentations (exemple des plates-formes de commerce électronique et de «vente directe»)... cela sans signaler nos retards enregistrés dans ce domaine... retards si grands qu'on n'est plus étonné de voir des ministères ou des entreprises annoncer «triomphalement» qu'ils viennent de «lancer» un site web d'informations... chose que, depuis déjà pas mal de temps, un gamin de quinze ans peut faire.