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La presse, le pouvoir et la démocratie

par M'hammedi Bouzina Med

Il n'y a pas de compétition politique entre la presse et le pouvoir. Chacun a ses missions et un rôle spécifiques. La presse n'est pas un subordonné du pouvoir politique, ni son ennemi atavique et la liberté de la presse est la meilleure garantie pour un Etat démocratique.

Les pouvoirs politiques entretiennent des rapports d'attraction - répulsion avec la presse journalistique destinée au grand public depuis sa naissance au 17ème siècle après l'invention de l'imprimerie au 15ème siècle, en 1438, en Allemagne par Gutenberg. Et il n'y a pas de raison objective que cela change en raison de leurs missions respectives centrées sur l'organisation de la vie commune en société. La presse dans son large spectre, écrite et audiovisuelle, s'intéresse, décrit, rapporte et commente la vie sociopolitique du pays, c'est à dire le champ d'application, d'organisation et d'exercice du ou des pouvoirs dominants. Du coup, les conflits entre presse et pouvoir sont inévitables et n'ont jamais cessé y compris dans les pays dits démocratiques. Cependant, l'intensité des conflits varient d'un pays à l'autre, en fonction du niveau atteint de liberté et de démocratie. Les pays dits démocratiques ou la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ainsi que la constitutionalité de liberté d'opinion et de presse sont respectés, voire sacralisés, ont gagné au prix de beaucoup de sacrifices et de luttes une forme de cohabitation apaisée parce qu'ils ont compris qu'il n'y a pas d'autre alternative pour la paix sociale et politique que celle du respect mutuel par tous les pouvoirs y compris celui attribué à la presse, des libertés d'opinion et d'expression. Un régime politique démocratique au sens entier du terme offre plus de perspectives de développement, de richesses et d'avenir au pays qu'un régime fermé, dirigiste, ou plus grave dictatorial. Le lien entre développement et démocratie est générique, génétique même.

Ce n'est ni un hasard ni une fatalité naturelle ou historique que la répression de la presse (et d'opinion) est symptomatique dans les pays les moins développés économiquement mais aussi socialement et culturellement. Souvent on mesure le niveau de développement et la force d'un pays à l'aune du degré des libertés de ses citoyens et de sa presse. Emprisonner un journaliste pour ses écrits ne sert ni le pouvoir, ni la société particulièrement en ces temps modernes où la circulation de l'information est foisonnante, multiforme et mondiale. L'horrible assassinat du journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, traduit au delà de la nature même du pouvoir saoudien, sa stupidité et sa cruauté. Quelles qu'aient été les opinions, alliances et activités du journaliste, elles ne pouvaient faire autant de conséquences néfastes au pouvoir saoudien que son assassinat. Le monde entier condamne cet abject assassinat et le pouvoir de la famille royale est ébranlé et paiera très cher son acte. En voulant éliminer un journaliste pas si connu et dangereux qu'il n'y parait, le pouvoir saoudien se trouve dans une situation des plus graves et compliquées pour tout le pays. Les appels occidentaux au boycott des ventes d'armes, boycott de rendez-vous économiques et son isolement diplomatique auront des conséquences importantes sur le pays, son image déjà enlaidie par la guerre qu'il mène conte le Yémen et certainement sur les équilibres politiques dans le pays entre les familles régnantes, dont celle du journaliste assassiné.

En termes clairs, l'assassinat du journaliste a affaibli le pouvoir saoudien plus que tous ses articles et ceux de tous les opposants saoudiens vivant en exil. Malheureusement la terrible affaire Khashoggi ne peut atténuer ou évacuer les nombreuses autres atteintes à la liberté de la presse sous diverses formes: étouffement économique, complications des lois et règlements sur le sujet, judiciarisation des délits de presse et d'opinion, emprisonnement des journalistes etc. De telles pratiques du pouvoir ne lui rendent pas service, que du contraire, elles lui compliquent la gestion politique du pays et l'affaiblissent au plan interne et international. Croire que le bâillonnement de la presse ou sa mise sous tutelle du pouvoir régleront la question de l'équilibre politique du pays et sa stabilité n'a pas de sens logique et n'est pas tenable dans le temps. Le monde vit à l'ère de l'internet, des satellites de communication et du numérique tous azimuts. Aucun pays au monde n'échappe à cette déferlante médiatique. Une information censurée chez soi est facilement diffusée, amplifiée ailleurs. Toute la question est de savoir organiser les rapports presse- pouvoir dans le respect mutuel et celui des lois du pays. Et quelle autre mécanique peut satisfaire les besoins des deux et partant celle de la société que la «mécanique démocratique» ? L'histoire séculaire du monde prouve aujourd'hui qu'il n'existe pas d'autre alternative politique que celle du régime démocratique pour un pays qui aspire au développement, à l'abondance et à la paix durable. Bien évidemment la démocratie ne peut se suffire de son énoncé théorique dans la loi suprême du pays qu'est la Constitution, mais doit se traduire en actes et pratiques concrètes.

Il faut cesser avec l'idée des journalistes perturbateurs, malhonnêtes ou pire, ennemis de leur pays. Les journalistes assument une mission vitale dans la vie en société sous toutes ses formes et ses diversités. Ils ne sont ni des décideurs politiques, ni des gestionnaires du pays, ni des donneurs de leçons. Ils sont des «veilleurs» de la vie politique et sociale du pays et ont le devoir d'informer leurs concitoyens et le droit d'accès aux sources de l'information. Les journalistes sont quelque part des régulateurs de la vie du pays et ses serviteurs au même titre que les autres professions organisées. En faire des boucs émissaires des difficultés du pays ou les montrer du doigt est une dérive dangereuse pour tous, pouvoir et société. Il n'y pas de compétition entre le pouvoir et la presse.

Chacun a son rôle à jouer dans la société et au respect de ses missions spécifiques. La presse n'a pas d'a priori sur la gestion du pays et n'est pas anti-responsables par nature. La presse observe, rapporte, informe, encourage lorsque les politiques sont positifs, honnêtes et sincères. Elle est en devoir de montrer, dénoncer et critiquer toute dérive, atteinte et viol des lois et par dessus tout toute atteinte aux libertés individuelles et collectives. Il y a la loi au-dessus de tous. Seul un régime démocratique, responsable, libre peut garantir la stabilité, le développement et l'avenir du pays et son peuple.