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Bakhta

par Saïd Mouas

Souvent, la mémoire d'une cité nous interpelle à travers ses lieux, ses héros disparus, ses monuments et ses mythes fondateurs. Rarement fait-on allusion à ces personnages atypiques, mendiants, simples d'esprit ou pince-sans-rire qui nous ont côtoyés avant de trépasser dans l'indifférence générale.

Des êtres qui ont une famille, quelque part une histoire et une vie impossible à raconter. Leur image ressurgit de ces endroits fétiches qu'ils ont longtemps hantés. C'est en passant près de l'un d'eux que le souvenir de BAKHTA a refait surface. Bakhta était une S.D.F. qui a vécu au début des années 80. Une dame d'exception, une icône et une marginale au port altier. Le portrait que nous avons fait d'elle à l'époque a, semble-t-il, bouleversé les lecteurs. Son patronyme était un mystère. Bakhta a hérité d'un prénom après avoir tout perdu. Chaque pli de son visage fermé pouvait raconter un combat qu'elle avait livré au sort qui était le sien. Elle a porté sa croix jusqu'à l'ultime souffle. Votre serviteur a jugé utile de vous faire partager le récit d'une inconnue vaincue un soir d'hiver par le froid sous le balcon d'un super marché il y a de cela une trentaine d'année. Une façon de l'honorer et de dire qu'une femme-mendiante a parfois plus de mérites et de qualités que certains parvenus dont la souffrance s'est arrêtée aux déboires platoniques ou aux infortunes de la politique.

Au temps du parti unique nous lui avions consacrée avant qu'elle ne succombe aux effets de l'hiver un texte dont voici la teneur : « Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, elle est là. Toujours là, au même endroit qui lui sert de couche une fois la nuit tombée. Sa silhouette, inexorablement, s'est confondue avec les éléments familiers du décor. On ne s'y attarde plus. La curiosité s'est muée en une contingence de la vie quotidienne, comme une fatalité acceptée par tous, comme un mal incurable. Elle colle hideusement à notre regard. « Bakhta - la folle » promène sa misère au gré de ses fantasmes. On dit qu'elle est inoffensive. L'euphémisme s'applique à elle aussi et pas seulement à l'espèce animale.

Le pouvoir lénifiant des mots donne parfois bonne conscience. Bakhta l'inoffensive, donc, erre ici et là à la recherche d'une inspiration ou d'un besoin que ne lui refuse ni le marchand de légumes bon enfant, ni le boulanger habitué à cette cliente particulière, ni le pâtissier résigné à un cadeau forcé. Elle a appris à se servir toute seule et à ne prendre que ce qu'il lui fallait pour survivre. On la tolérait quand on ne pouvait pas la rabrouer. Sa mise rébarbative faisait se détourner certains clients. Mais elle avait un côté mystique qui incitait à la crainte. Une ?'M'rabta''? Bakhta avec son turban mal ajusté et son regard accusateur parlait rarement et entretenait le secret sur ses origines. Aux invectives, aux quolibets des enfants qui aimaient bien la taquiner de temps à autre, elle répondait par des envolées peu vertueuses. Ses crises de colère faisaient sourire les adultes. « Bakhta - la - gueuse », la peau noircie par la crasse, engoncée dans sa robe délavée, portait nonchalamment sur son dos son fourre- tout où s'entassent pêle-mêle objets divers, victuailles et cartons pliés qu'elle étalera par terre le soir venu. On a essayé de lui trouver une place dans un asile mais l'hôpital de la ville ne possède pas d'hospice pour femmes. De guerre lasse on l'a « rejetée » dans la rue pour en faire le spectacle vivant de la démission collective et égarer les responsabilités.

Cela fait bien longtemps que la mémoire a quitté cette vieille femme. Séquelle d'une tragédie qui a coûté la vie à ses deux fils tombés au champ d'honneur durant la guerre de libération nationale. Bakhta a sacrifié le fruit de ses entrailles et, depuis, sa raison. Elle n'a pas droit à notre compassion mais à notre aide. Tant qu'il lui reste quelque chose d'humain et avant qu'un rigoureux hiver ne l'emporte ».

Bakhta quelque temps après la parution de notre écrit datant d'un quart de siècle fut retrouvée inerte devant la porte d'entrée n°3 de l'unité SNGA d'Ain-Temouchent. C'est là qu'elle avait élu domicile à longueur d'année et c'est là qu'elle mourra une seconde fois au cours d'une nuit glaciale. Qu'elle repose en paix en sa demeure éternelle auprès de ses enfants martyrs.

Chaque ?'fou ?' du village traine derrière lui une légende, une histoire inachevée et des relents de compassion. Drame familial, maladie ou une passion mal contenue comme chez ce brillant étudiant qui a perdu la raison, envoûté par les « Djinns » de la science.

Le burn-out, la folie des temps modernes

Il est patent que la société algérienne a considérablement changé. Dans le sillage de ce profond bouleversement, les valeurs traditionnelles héritées de nos ancêtres s'estompent peu à peu. Au milieu des turpitudes modernes il y a certainement une génération, celle de l'indépendance, qui a perdu ses repères. Pas assez légitime pour prétendre au butin et vite, à 20 ans, confrontée à la pénurie sous l'ère Chadli. Et puis vint Octobre 88 qui a fini par consommer nos derniers ressorts ataviques avant de nous précipiter dans les ténèbres de la décennie rouge. Quand les cimetières accueillaient leurs cortèges de morts, les centres psychiatriques et les hôpitaux ne désemplissaient pas de malades mentaux. Nombre d'entre eux se retrouveront dans la rue, comme Bakhta. Alors, pour se donner bonne conscience, on va se recueillir sur les tombes, on rend hommage aux survivants, on prie le Tout Puissant pour implorer sa clémence et quand le calendrier des fêtes nous l'impose, on fait appel à nos héros qui peuplent l'histoire nationale, un passé aseptisé pour occulter nos faiblesses, caresser notre égo et conjurer les démons qui menacent nos vaines ambitions. Pendant ce temps, le poids des vicissitudes continue de marquer de son empreinte la mémoire éclatée des hommes qui disjonctent et sombrent dans la folie. Au sein de la famille, dans la rue et au travail où le ?'burn-out'', ce syndrome d'épuisement lié au stress professionnel, guette les cadres de valeur démotivés, parfois à la merci de médiocres usurpateurs de fonctions cooptés. Acculés à la dépression, poussée à la marge par les clans qui contrôlent un système outrageusement corrompu, ils iront grossir les rangs des déséquilibrés de la société après avoir vainement lutté contre la ?'Hogra''.

Chez moi comme partout ailleurs, il se trouve heureusement des gens qui, de temps à autre, se souviennent de l'existence de ces êtres reclus qu'on appelle les « fous » et que les euphémismes savants désignent par les termes de schizophrènes, psychopathes, aliénés mentaux, névrosés... Cloîtrés dans leur silence, ils souffrent sans se plaindre sous l'œil indulgent du personnel soignant souvent dévoué parfois impuissant. Les âmes charitables leur amènent habits, cigarettes et parfois le couscous, le Vendredi, en guise de bonne grâce.

Il n'ya pas longtemps encore, un monsieur, simple cadre dans une institution locale, s'est présenté au pavillon 35 de l'hôpital de la ville pour remettre aux pensionnaires des survêtements chauds. Il a voulu en cet hiver faire un geste de bonté en faveur de ses semblables que la raison a quitté. Comme beaucoup de bienfaiteurs cet homme a tenu à garder l'anonymat. Cela fait déjà quelques mois qu'il a patiemment amassé son cadeau acquis en partie grâce à la générosité de quelques proches. Notre ami s'est épris des «fous» - ne sommes-nous pas en quelque sorte tous fous, dira-t-il - comme d'autres se dépensent pour venir en aide aux mosquées, aux pauvres ou aux enfants malades. Cela met du baume au cœur et renforce nos espérances car personne n'est à l'abri d'une défaillance de la conscience dans un monde où les contingences matérielles laissent peu de place à l'altruisme. D'autant que notre société n'a jamais connu autant de dérives, de bouleversements des valeurs et de crimes de sang. Le service de psychiatrie de l'hôpital est aussi un lieu où les actions caritatives sont fréquentes et peu éventées.

C'est là qu'a trouvé refuge le malade mental qui déambulait dans son plus simple appareil dans les rues d'Oran et qui a fait la «Une» d'un Journal local. Une photo qui a choqué bon nombre d'Oranais dérangés dans leur confort et frileux dès lors qu'il s'agit de voler au secours de telles épaves humaines. Des bienfaiteurs se sont intéressés à son sort après la publication de sa photo le montrant nu. Yacine sera pris en charge par l'hôpital de Temouchent. Lui aussi a eu droit à un survêtement offert par notre bon musulman.

Il faut retenir de tout cela qu'un matin d'hiver, un gars « bien », employé d'une banque, a ramené un peu de chaleur à des malades mentaux. La « Rahma » est toujours là, présente dans les cœurs des Algériens qui souffrent de voir des enfants enlevés et assassinés, des harraga engloutis par les vagues de la mer, des ?'cerveaux'' s'exiler, dégoûtés par la cupidité des hommes politiques. Ainsi, nos rêves s'échouent un à un sur les récifs du reniement. Des Bakhta et des Yacine, faute de structures d'accueils suffisantes et appropriées, continueront à se refugier sous des porches d'entrée, arcades et autres abris de fortune.