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Lettre ouverte à ceux qui détiennent le pouvoir

par Rachid Benyelles*

Aujourd'hui, au crépuscule d'une vie consacrée à servir mon pays dans l'honneur et la fidélité aux principes patriotiques qui ont guidés mes pas jusque-là, et alors que l'Algérie est à la veille d'un rendez-vous crucial pour son destin, il m'a paru nécessaire de m'adresser à ceux qui détiennent le pouvoir pour les exhorter de se démarquer par rapport au projet absolument insensé de reconduire un grand malade octogénaire, pour un cinquième mandat. Un homme qui, après avoir été un trois quarts de président, selon ses propres dires, avait forcé le destin pour devenir un président à part entière, - et plus encore -, mais qui, ironie du sort, n'est plus aujourd'hui qu'un président virtuel puisque, depuis maintenant près de dix ans, tous les pouvoirs que lui confère la Constitution à titre personnel et exclusif, ont été accaparés par un petit groupe de collaborateurs qui les exerce dans l'opacité la plus complète, en toute illégalité, en se servant de lui comme paravent.

Comme à la veille de chaque rendez-vous électoral, et tels des marionnettistes cachés derrière le rideau, c'est eux encore qui tirent les ficelles articulant les partis-godillots, notamment le FLN et le RND, les confréries religieuses qui mangent à tous les râteliers, les carriéristes au garde-à-vous et les opportunistes de tous poils, tous payés pour chanter les louanges du président en titre et l'implorer de se sacrifier une nouvelle fois en acceptant un cinquième mandat alors que ni son âge avancé, ni son état de santé déplorable ne le lui permettent.

En vingt ans d'un pouvoir quasi-monarchique, cet homme aura passé plus de dix ans à recevoir des soins intensifs, en Algérie et à l'étranger, notamment en France.      Hospitalisé une première fois à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce à Paris, en novembre 2005, il subit une opération de l'ulcère de l'estomac qui affectera considérablement ses activités présidentielles.       Terrassé par un AVC, en avril 2013, il est hospitalisé durant près de trois mois dans ce même établissement avant de revenir au pays avec des séquelles irréversibles. Depuis, il vit cloîtré dans une résidence médicalisée, incapable d'assumer une quelconque charge liée à sa fonction, ni même s'exprimer de manière intelligible ou se mouvoir. Lors des quelques rares occasions où il est exhibé pour démentir les rumeurs de sa disparition, il apparait dans un état de délabrement physique qui suscite la compassion des Algériens mais surtout leur indignation de constater que l'homme sensé « incarner l'Etat dans le pays et à l'étranger1 » est un vieil homme invalide réduit à un état végétatif. Cela n'empêche pas les thuriféraires attitrés de soutenir, contre toute évidence, qu'il est en pleine possession de ses capacités pour diriger le pays.

Le glorifiant jusqu'à l'indécence, ils portent à son crédit un bilan économique exceptionnel, ce qui, au regard des quelques 1 000 milliards de dollars de recettes pétrolières et d'une excellente pluviométrie au cours de ces vingt dernières années, est tout à fait contestable. Cela étant, ce qui intéresse aujourd'hui les Algériens, ce n'est pas tant ce qui a été réalisé, mais ce qui devrait être fait pour assurer leur avenir et celui de leurs enfants.

Longtemps admirée pour sa lutte de libération héroïque, son programme de développement économique et social ambitieux et ses positions en faveur des causes justes dans le monde, l'Algérie est devenue aujourd'hui « l'homme malade de l'Afrique » - une expression empruntée à celle qui désignait l'Empire ottoman à la veille de sa disparition. Ne pesant plus rien sur l'arène internationale, elle est totalement déconsidérée auprès des gouvernements étrangers, y compris ceux des pays voisins dits « frères » qui, presque ouvertement, se réjouissent de nos déboires et souhaitent notre perte. Profitant de l'état comateux dans lequel l'Algérie est plongée depuis près de dix ans et du relâchement du sentiment national, l'un d'eux, en concertation avec ses commanditaires et alliés habituels, y travaille assidûment.

Des émissions désobligeantes nous sont consacrées sur certaines chaines de télévision françaises et arabes qui se plaisent à rabaisser le président algérien en le montrant dans un état de prostration profonde, les yeux exorbités et le regard vide. Un président qui ne s'est pas adressé à son peuple depuis plusieurs années alors que l'une des raisons pour laquelle il avait été porté au pouvoir en 1999, était précisément sa qualité présumée de bon orateur, et cela, contrairement à son prédécesseur qui avait une peur panique des médias et des interventions publiques. Incapable aujourd'hui de prononcer correctement un mot, il ne sera certainement pas en mesure de prêter le serment prévu par la Constitution, laquelle précise expressément que « Le Président de la République prête serment devant le peuple et en présence de toutes les hautes instances de la Nation, dans la semaine qui suit son élection2». Obligatoire, cette prestation est une condition sine qua non pour son investiture en qualité de président et non pas une formalité dont les tenants du pouvoir pourraient passer outre.

Considérant, non sans raison, que le rapport de force est en leur faveur, ces derniers estiment que rien ni personne ne peut les empêcher de parvenir à leurs fins ; ni les partis d'opposition, incapables de se mettre d'accord sur une quelconque démarche commune, ni la population qui, déçue par la politique et les politiciens, accepte son sort avec résignation et fatalisme.

Emprunt de cynisme, ce raisonnement n'est pas faux, sauf que la poussée démographique, toujours aussi forte, ainsi que la baisse inexorable des recettes pétrolières au cours des prochaines années, pourraient changer la donne.

Vivotant grâce à la solidarité familiale, la masse de désœuvrés qui ne cesse de grossir, constitue une bombe à retardement pouvant exploser à tout moment.

C'est là le résultat d'une politique qui, depuis vingt ans, a consisté à acheter la paix sociale en distribuant des salaires sans la contrepartie travail, en ouvrant le marché aux produits d'importation, en maintenant les subventions d'une large gamme de produits consommation, lors même qu'il aurait fallu profiter de la conjoncture financière extrêmement favorable qui a caractérisé cette longue période pour mettre à niveau notre système éducatif et édifier une économie productive seule à même de créer des richesses et des emplois.

Trop contente du retour progressif de la paix et de la sécurité après des années de luttes fratricides et de barbarie, la population s'était accommodée de cette politique de fuite en avant sans en mesurer les conséquences pour l'avenir des Algériens qui, par vagues successives, sont aujourd'hui arrivés à l'âge adulte.

Abandonnés à leur propre sort, démoralisés et sans moyens financiers ni débouchés, tous ces laissés-pour-compte, notamment les diplômés des universités et instituts du pays qui se comptent par centaines de milliers, pourraient être tentés de verser dans la violence pour changer l'ordre des choses. En cela, la situation ressemble à celle qui prévalait lors des tragiques événements d'octobre 1988 qui avaient entraînées le régime et l'Algérie entière dans la tourmente. Les manifestations de colère qui éclatent un peu partout dans le pays, en sont les signes précurseurs.

C'est pour les empêcher de s'étendre à travers le territoire que les autorités s'empressent de les contenir localement en recourant à la répression policière ou à la satisfaction des revendications, même lorsque celles-ci ne sont pas justifiées. Mais pour combien de temps encore ?

La forte dégradation de la situation financière au cours des trois dernières années et l'érosion rapide de nos réserves de changes, ne permettront plus d'acheter la paix sociale comme par le passé. Les risques de mouvements sociaux accompagnés de violence seront de plus en plus élevés et ce n'est certainement pas la planche à billets et la répression policière qui régleront le problème. Forts de leur mainmise sur les appareils de l'Etat, les institutions nationales, la force armée et le trésor public, les tenants du pouvoir pourraient minimiser la gravité de la situation et considérer qu'ils n'ont rien à craindre puisque, face à eux, il n'y a que des partis d'opposition inconsistants et une population qui, faute de guides, est livrée à elle-même.

Cela ne les prémunit pas pour autant contre un soulèvement populaire et un retournement de situation comme ce fut le cas dans la Tunisie voisine où le régime policier de Zine El Abidine Ben Ali fut balayé en quelques jours.

Contraint à la fuite, cet ex-général dictateur vit aujourd'hui en paria dans un des rares pays au monde ayant accepté de le recevoir. C'est ce qui pourrait arriver à ceux qui s'accrochent obstinément au pouvoir en voulant reconduire le président en titre pour un cinquième mandat. Après vingt ans de règne, ils devraient comprendre qu'il est temps pour eux de passer la main et de sortir par la grande porte - de leur plein gré, avec dignité et un certain panache.

Dans le cas où cette sage décision était prise, ils devraient annoncer que le président en titre ne briguera pas une nouvelle législature et que les prochaines élections présidentielles seront véritablement libres, transparentes et honnêtes.

Et pour être tout à fait crédibles, ils devraient s'engager à placer le prochain scrutin sous la surveillance d'une commission souveraine constituée des représentants du monde scientifique et culturel, ceux des partis politiques les plus représentatifs ainsi que des personnalités nationales connues pour leur intégrité et leur indépendance. Un tel engagement suscitera un immense soulagement chez nos compatriotes qui, sans nul doute, leur en sauront gré. Ainsi, et pour la première fois depuis l'indépendance, un Président pourrait être porté au pouvoir par le peuple, après des élections libres et démocratiques. Menée à bien, cette opération serait inscrite à l'actif de ceux qui en auront pris l'initiative.

Des élections présidentielles véritablement transparentes et honnêtes permettraient à des candidats de qualité, encore inconnus du grand public, de se faire connaître et de se préparer au rendez-vous d'avril 2019. Seul un président relativement jeune et jouissant d'une légitimité incontestable sera en mesure d'apporter un nouveau souffle au pays et lui donner une nouvelle impulsion.

C'est le choix que la plupart des pays développés, y compris les plus grands d'entre eux, ont fait en confiant les rênes du pouvoir à des quadragénaires tels que Barack Obama, Vladimir Poutine ou Justin Trudeau qui ont accédé au pouvoir à l'âge de 47 ans, sans parler de Sébastian Kurz qui a été élu chancelier d'Autriche à l'âge de 31 ans. C'est ce qui pourrait arriver de mieux à l'Algérie et à son grand peuple.

Prise suffisamment à temps, la décision de renoncer à un cinquième mandat permettrait d'organiser une alternance politique de manière sereine, en toute démocratie et dans le respect de la Constitution. Dans le cas contraire, les tenants du pouvoir seront accusés de forfaiture et de crime avec préméditation contre les intérêts supérieurs de la Nation.

Ils s'exposeront alors au jugement de l'histoire et à la justice des hommes qui, tôt ou tard, les rattrapera.

Notes

1- Article 70 de la Constitution.

2-Article 89 de la Constitution.

*Général à la retraite et ancien ministre