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Pot de terre contre pot de fer

par Saïd Mouas

En lisant cette histoire véridique vécue par Okacha dans une poste d'une ville du nord du pays, réputée pour son hospitalité, beaucoup de gens se souviendront certainement d'avoir vécu, à un moment ou à un autre de leur existence, des situations analogues. Gênantes, ubuesques, hilarantes, cocasses parfois cauchemardesques.

Des tartres imprévisibles, jetées en pleine figure. Des crocs-en-jambe que le sort nous réserve et qui font partie du lot quotidien des algériens résignés et pourtant fiers de leur passé.

A l'ombre des frontons de nos institutions créées par « le peuple et pour le peuple » se déroulent des scènes aussi insolites que déroutantes dignes d'inspirer les scénarii les plus invraisemblables. Okacha n'est pas rentré au pays depuis la fin des années 80. Sa cité natale respirait encore la propreté et le jardin public embaumait de ses senteurs sauvages les quartiers alentour où il prenait plaisir à s'attarder quand la chaleur d'été le chassait de son F2 perdu dans les dédales du village El-Graba longeant la sortie vers Oran.

En visite familiale et manquant de liquidités pour faire face aux dépenses de l'Aid El Adha tout proche, il décide de se rendre à la poste du centre-ville qui gère son compte laborieusement alimenté à partir de la France grâce au change parallèle. Il remplit le formulaire d'usage et attend son tour jusqu'à ce que le préposé au guichet hèle son nom. Surprise de taille : la somme demandée n'est pas disponible faute de liquidités et notre vaillant Okacha devra revenir le lendemain et, avec un peu de chance, retirer son dû. Comme à l'accoutumée, lorsqu'il est en face d'un problème, notre émigré garde son calme puis subitement se fend d'un sourire narquois tout en tournant la tête à gauche et à droite, comme pour rendre à témoin l'assistance, avant de lancer sans regarder le postier- une façon de signifier son dédain- : « Je dois revenir pour retirer mon argent à moi, un argent que je vous ai confié? » Une phrase qu'il répète plusieurs fois en appuyant sur le possessif et en se frappant le buste avec le majeur.

Okacha qui maitrise bien le sens de la dérision a presque envie de dire aux gens assis derrière le comptoir : ?'vous êtes tous des malades''. Pour une fois qu'il a l'impression d'avoir attrapé un fauteur en flagrant délit, qui plus est, une administration, Okacha se lâche et force sur le trait par des mimiques qui amusent la clientèle présente ; suscitant d'emblée son empathie. Ne voit-elle pas , cette foule, que ce brave épargnant est en train de la venger ? La plèbe est ainsi faite. Elle s'indigne en se retranchant dans le murmure et dès qu'un trublion rompt le silence, la parole se libère, les esprits s'enhardissent nourris par les frustrations qui remontent à la surface jusqu'au moment où le maître du guichet sans crier gare pose un écriteau sur le marbre du comptoir portant la mention « Fermer ». Et comme par enchantement la pression retombe. Le bureaucrate a dégainé le premier et les usagers, tels des moineaux effarouchés qui s'égaillent au moindre frémissement de feuilles d'arbre, commencent à regretter intérieurement le soutien apporté à Okacha.

Ce dernier n'en est pas à sa première déconvenue. Une fois, il s'est trouvé face à un fonctionnaire de la Mairie pour une histoire d'acte de naissance délivré avec une erreur de transcription sur le nom de son père Belkheir devenu Benkheir par la grâce d'une demoiselle du contingent du filet social. La recrue à l'instar de ses campagnes payées au rabais -moins que le Smig- a été placée d'office à ce poste sensible consistant à remettre au citoyen les documents attestant ses origines et son état civil. La notion de service public a pris un sacré coup dès lors que la résorption tous azimuts du chômage s'est opérée sur le dos des critères de compétence et de formation entraînant une régression du niveau de prestations à tous les échelons. La vérification effectuée sur le logiciel a confirmé le bien fondé de la réclamation, sauf que Okacha a dû cavaler de bureau en bureau pour découvrir la source de l'erreur.

En effet, c'est au moment de la saisie de base à partir du registre matrice que le nom du patriarche fut écorché. Il a fallu donc recourir à une procédure de justice pour rectifier le tir. Des démarches qui ont rogné sur son congé difficilement accordé par son employeur français. Au cours de ces péripéties, il a assisté malgré lui à des scènes inédites. Comme cette prise de becs entre un agent municipal et un citoyen bon chic bon genre qui lancera par-dessus la tête de son ?'adversaire'' retranché derrière le guichet : « Vous allez avoir de mes nouvelles, vos jours sont comptés? » ; tout en tirant de son portefeuille une carte barrée d'un trait rouge qu'il exhibe fébrilement sans que personne ne sache de quelle fonction s'est prévalu l'irascible personnage. Souvent les contestataires s'épuisent à gesticuler mais en face, le comptoir faisant office de garde fou, le fonctionnaire reste « Zen » tel un spectateur sûr de son pouvoir d'appréciation, de sa suprématie car c'est lui en définitive qui délivre le sésame. Une sorte de résignation s'est installée des deux côtés parce qu'une fois l'orage passé la vie reprend son cours sans ébranler le statut des belligérants . Les chefs survivent aux scandales et les usagers, autrement dit la clientèle, s'en accommodent au point où les anomalies ont fini par intégrer la normalité.

Okacha, qui n'a pas mis les pieds au pays depuis 22 ans à cause des ?'papiers'', ne s'attendait pas à retrouver une société aussi déboussolée, aussi mutilée par la violence. Parfois ne pouvant combattre l'ennemi commun, à savoir la bureaucratie, les citoyens se chamaillent entre eux, s'insultent jusqu'à l'échange de poings. Le peuple a inventé ses codes et ses valeurs depuis que le rêve d'accéder à la sainte trinité Carrossa, Ouroussa oua El-Villa h'da Moussa (traduire par une voiture, une belle mariée et une villa à côté de celle de Moussa) est devenu une option à la portée des plus débrouillards que le système dans son infinie générosité a sorti du carcan social grâce non à l'effort mais à la rente pétrolière ou à la rapine. Quand un nouveau riche s'offre un caprice on peut tenir pour certain que son voisin, qui n'y a pas pensé, s'endettera pour disposer du même privilège. L'Algérie au fil des temps s'est divisée en deux camps : Ceux qui partent au travail ou font semblant et ceux qui tirent les marrons du feu notamment les parasites qui foisonnent dans les milieux de l'informel et de la « Boulitique » (vendeurs de vent, élus, syndicalistes, réchauffeurs de fauteuils casés dans des organes bidons ?) De nos jours tout s'achète et se vend. Finalement, pourquoi se plaindre tant que nous croyons à la fatalité.