Pour
rassurer les Algériens sur la potabilité de l'eau des robinets, menace
cholérique oblige, le ministre des Ressources en eau a bu un verre d'eau du
robinet d'Oran. Posant pour la postérité devant les flashs des photographes de
Vogue et de Life, le ministre a payé de sa personne et, dans un geste héroïque,
a levé le bras, plié le coude et ramené le verre jusqu'à sa bouche en buvant et
priant que l'eau soit potable à défaut d'être de bonne qualité. Ailleurs, et
sous les mêmes cieux, la ministre de l'Environnement se fait immortaliser sur
les clichés d' «Elle» et de « Femmes aujourd'hui » en mettant des gants et en
plongeant dans une décharge publique comme il y en a tant dans ce pays qui est
le mien. Deux instantanés de la vie d'en haut, deux moments hors temps dans un
pays qui vit au ralenti pour ne pas se retourner et se mordre la queue. Ces
deux ministres sont redescendus du sommet de leur bureau pour une fois. Rien
qu'une fois. Et ce n'est pas trop demander aux autres d'en faire autant, la
fine équipe du gouvernement, celle qui manie la langue de bois, ment sur les
statistiques, distribue les promesses aux vents et aiguise les ciseaux
inauguraux. En vérité, ce n'est pas l'Everest à grimper ni la Méditerranée à
traverser à dos de harraga qu'on leur demande. Ce
n'est pas non plus de prendre les mesures pour combattre la corruption et le
terrorisme résiduel. Non, on s'en voudrait d'altérer le quotidien pépère de ces
messieurs-dames, de déranger leur quiétude et les forcer à nous regarder droit
dans les yeux. Ce n'est pas qu'ils ignorent cette réalité toute crasse, mais
prendre l'ascenseur pour l'Algérie d'en haut laisse des séquelles indélébiles
sur les capacités mnémoniques de ces gens. La mémoire devient subitement floue,
sélective, s'efface parfois et laisse place à un monde d'artifice fait de
réceptions, de voyages, d'argent et de commissions. Ces messieurs-dames se
dépouillent alors de leurs habits de citoyens, entrent dans une nouvelle ère et
s'installent durablement dans un déni de la réalité, se fabriquant un monde
imaginaire où les fenêtres sont hermétiquement closes, les murs capitonnés et
les portes d'accès soigneusement cadenassées et sous bonne garde. Que ces
messieurs-dames redescendent sur terre et, une fois, rien qu'une fois
seulement, croisent de nouveau la vraie vie du quidam d'en bas. Que la ministre
des Postes et Télécommunications fasse la queue pour encaisser un chèque CCP en
l'absence de liquidités et devant un micro qui plante plus souvent qu'un fellah
autogéré. Qu'elle se connecte à une heure de pointe avec un débit aussi lent
qu'un escargot unijambiste. Que le ministre de l'Energie fasse le plein de
mazout avec 500 DA à la pompe. Que le ministre du Commerce remplisse son
couffin le premier jour du ramadhan avec le salaire que donnerait son homologue
des Finances à un fonctionnaire de la République. Que le grand argentier du
pays voyage à l'étranger avec l'allocation touristique officielle accordée, une
fois l'année, dans les banques. Que le ministre des Travaux publics roule sur
les routes secondaires de l'arrière-pays. Du pays tout court, ça ne change pas
grand-chose. Que le ministre des Transports prenne un Karsan
et s'engueule avec le receveur à force d'impatience ou qu'il dorme à même le
sol dans un aéroport algérien en attendant l'atterrissage d'un coucou d'Air
couscous. Que le ministre de la Santé aille se soigner dans les urgences d'un
mouroir hospitalo-universitaire. Que le ministre de l'Intérieur se fasse
délivrer un extrait de naissance n°12 sans que son nom ne soit charcuté. Que tous
les ministres en activité, retraités ou partis à l'étranger, inscrivent leurs
enfants dans les écoles de la ministre de l'Education nationale ou des
universités de celui de l'Enseignement supérieur. Que ceux qui vivent au-dessus
des nuages redescendent aussi bas que l'Algérie d'en bas. Que demande le peuple
? En plus d'un peu de considération, honnêteté et compétence, que la télé
arrête de lui mentir, que ses gouverneurs cessent de le trahir, que la classe
politique, toutes tendances, s'auto-dissolve dans un verre d'acide et que ceux
qui ont vendu l'Algérie soient traduits devant la justice du peuple. Alors, vis
ma vie et donne-moi ta peau le temps d'oublier le choléra.