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Saletés et vanités

par Kamel DAOUD

En été les mots s’éparpillent. Ils sont là, décollés comme des ailes d’insectes. Trop d’actualité tue l’esprit d’analyse et on peine à trouver une ligne pour en faire une chronique. L’épopée risible d’un ex- DGSN et sa galaxie Trabelsi qui se révèle peu à peu ? Ould Abbas, agitateur pop, rabatteur de foule et digne représentant du mouvement national plébéien ? Le choléra qui est nié par le Régime comme beaucoup d’Algériens nient que leur pays est sale à cause d’eux et qu’ils sont plus soucieux du gazon au Paradis que sous leurs immeubles ? Peut-être. C’est que l’été est une saison du corps, il cède à son propre poids, rêve du Melon Absolu, de fruits presque sexuels, de siestes qui font remonter le temps et de coupables tiédeurs charnelles. Mais c’est aussi la saison des pourrissements, des odeurs, des sachets de plastiques, de bouteilles jetées sur les plages, de la salissure et de l’irresponsabilité bavarde de tous.

D’où la question la plus immédiate, plus urgente que les analyses sur le Congrès de la Soummam, la conception immaculée de Haddad, le 5ème mandat inévitable et l’explication sur les limogeages de Généraux : pourquoi sommes-nous si sales ? L’étranger, Occidental ou Chinois que vous recevez chez-vous ne vous pose pas la question quand vous sortez ensemble en balade, mais elle est dans ses yeux aussi grosse qu’un lustre dans une mosquée. Ce n’est pas un reproche mais un étonnement sincère de sa part. Car l’insouciance écologique frise la volonté nationale de salir l’endroit qu’on habite, avec une application qui ressemble à un attentat. Comme un acte de vengeance, une logique de campeurs hooligans. Peut-être est-ce la première piste d’ailleurs : si nous salissions si rageusement ce pays, c’est par colère : je salis ce dont on m’a dépossédé. C’est une politique de la terre brûlée mais par l’usage des ordures. L’espace public étant celui des Ottomans, des colons français ou du Régime policier, je ne m’en occupe pas, je jette, je salis, je crache et je passe. C’est une sorte de Tags mais par l’injure. Une protestation anti-écologique, au mieux.

Vu dans mon village natal des immeubles «sociaux» déjà sales alors que livrés récemment. Des enfants debout parmi des poubelles éventrées, regardant des sachets qui jouaient avec le vent. Tristesse absolue qui vous poignarde le cœur. Figures miniatures du néant national. Nous avons été si longtemps colonisés et nous le sommes encore par nous-mêmes que lorsque nous sortons déambuler dans ce pays, nous nous y promenons en étrangers, avec des racines qui viennent du Hedjaz, des récoltes qui viennent de l’Occident et des vents de sables qui viennent du Sahara.

C’est l’explication longtemps retenue, mais il y manque des consolidations. Peut-être y a-t-il une logique de caravaniers désorientés irresponsables dans le désert mental de chacun : cette terre n’est pas à nous, ni ce pays et nous n’y sommes que des passagers accrochés à des barres latérales. Ce pays étant une gare qui appartient à un puissant insupportable, la ville étant l’ennemie de la racine, je salis. Je ne me sens pas responsable d’une géographie de transit. D’un lieu de campement. Notre urbanisme est celui des campeurs du désert, nos murs et nos maisons y ont l’architecture inachevée du voyageur et notre traitement de l’espace public n’est pas celui de l’oasis ou de la ville civilisée, mais du lit d’oued où on bivouaque un été avant les crues. Peut-être.

La ville ennemie des racines ?

Mais peut-être aussi que c’est à cause du Paradis. On veut tous y aller, on en détaille le All-inclusif touristique chaque vendredi dans les mosquées, à coup de milliers de faux hadiths et de Savants bavards, du coup tous fantasment sur ce lieu qui déclasse les autres lieux qu’on a sous les pieds. A côté du Paradis, la terre devient une semelle jetable, un antre de cendres. Il y a des peuples ainsi : ils rêvent du Paradis, mais pas en le construisant pour eux ou leurs enfants. Ils le veulent mais comme un bien-vacant, un séjour ultime, un lieu de contrepoids. Alors puisque nous irons tous au Paradis, pourquoi s’encombrer de le bâtir ici ou de protéger l’écologie et l’environnement ? La Terre est une tente, le Temps un bus et tout se dégrade, y compris les poubelles, dans l’axe qui va de la naissance au jugement dernier. Je salis et je prie. Je rêve et je jette. Je revendique les ablutions, pas les solutions.

Ainsi, il y a du volontariat pour construire des mosquées ou pour des élections, mais pas pour donner deux heures de sa propre vie pour faire une campagne de nettoyage dans «la cité 12345000 logements». On aime les arbres et la propreté et les jardins, mais après la mort. Pas avant midi. On se ment aussi car la mise en sursis de la responsabilité, par le biais du fantasme du Paradis est une paresse. Cela ressemble à la logique de ce dessin vu il y a quelques jours : un journaliste y demande à un djihadiste pourquoi il tue les gens ? Le tueur lui répond : «Parce qu’ils forniquent et boivent du vin». Le journaliste lui demande alors «Mais qu’y gagnes-tu ?». Le tueur rétorque calmement : «J’irais au Paradis». Le journaliste tente alors de conclure «Mais tu y feras quoi ?». L’assassin enfin, rassuré par une évidence : «Pour y forniquer et boire du vin». Humour aussi profond qu’un puits de philosophie.

D’autres raisons, bien sûr, à la saleté. La haine de la ville. La dépossession patriotique. Le bigotisme. L’école, le Régime, la surconsommation induite par la rente, l’immoralisme individuel masqué par le moralisme collectif…etc. Il faut creuser car la question se pose désormais en terme d’urgence : la saleté est devenue un déluge national. Le second désert du pays. Et cela ne sert à rien de le nier sous prétexte de susceptibilités de post-colonisés, de militantismes du déni, de rentiers de la mythologie de la race pure et de la guerre de libération la plus fantastique.

A la fin ? Cela mène à cette étrange question : comment l’Algérien se voit quand il se regarde dans un miroir de conte ? Sous la forme d’un martyr éternel, d’un héros de guerre, d’un Palestinien ultime, d’un Musulman Absolu, d’un supporter de football qui croit soulever des montagnes en usant de fumigènes, d’un Arabe qui vient tout juste de descendre du chameau et qui veut le remonter pour remonter le Temps, d’un radical de la souche ou d’un harraga qui veut confondre la mer et la maternité, l’Espagne et l’orgasme ? On ne sait pas. Ce qui est sûr c’est que la réalité est plus dure : ce miroir narcissique est en vérité une vitre qui donne sur un pays maltraité, sali, abandonné, ravagé, soumis à la prédation et à la détestation, maudit presque, dépecé par les foreuses à pétrole, les spéculateurs en lots de terrains et les cimetières des milles guerres. Et tant qu’on n’arrive pas à admettre notre responsabilité, celle de chacun par chaque geste, dans ce massacre, on continuera à mourir d’ennui, de choléra, d’insultes sur les réseaux sociaux et à coups de prêches et d’ablutions pour se laver les mains en se lavant le reste.

Dure réalité. «Et la solution ?», vous lance la voix éraillée du sceptique assis au fond obscur du café maure depuis 1922 ? Elle est simple : éviter les sachets en plastique, user des poubelles et pas du pays comme une poubelle, rappeler la vertu des paniers de nos ancêtres, respecter les horaires de ramassages...etc. Des gestes de la quotidienneté. Simples et utiles. Je suis responsable de mes gestes. Je n’ai besoin ni d’un imam, ni d’un policier, ni d’une amende ou d’un enfer pour me le rappeler. Ce n’est pas parce qu’un régime est pourri que je dois l’être aussi.