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Le monde de l'inversion: des personnes atteintes du diabète stigmatisées !

par Mohamed Mebtoul*

Le ministre du travail et des affaires sociales s'en est pris de façon démesurée aux diabétiques qui seraient selon lui à l'origine du gaspillage des bandelettes qui permettent de mesurer leurs taux de glycémie.

Il oublie pourtant de dire que les bandelettes ont déjà fait l'objet d'une réduction importante, ne permettant pas aux diabétiques de type 2 de dépasser l'acquisition d'une boîte de bandelettes tous les trois mois remboursée par la sécurité sociale. Ce qui semble déjà une décision très contestable, obligeant les diabétiques à espacer les mesures de leurs taux de glycémie. Sachez, Monsieur le Ministre, que votre cri de colère à l'égard des diabétiques devenus à vos yeux des personnes « peu économes » de leur argent (sécurité sociale) ne se justifie pas. Vous les avez culpabilisés de façon très injuste. Il aurait peut-être fallu orienter votre regard sur l'histoire de la gestion de la caisse d'assurance et de sécurité sociale, pour opérer un bilan rigoureux des dépenses inconsidérées, au lieu de vous focaliser sur les seules personnes atteintes du diabète.

La maladie du sucre (diabète) n'est pas un état statique, mais un évènement complexe, incertain, sinueux, stressant qui désorganise la vie quotidienne de la personne. Maladie sournoise par excellence, elle peut progressivement défigurer ou détruire silencieusement certaines parties des organes de notre corps (reins, les yeux, etc.). Si la personne diabétique tente de « normaliser » après quelques années sa maladie chronique, elle est constamment à l'affût imprévisible d'un accroissement ou une réduction soudaine de sa glycémie. Le diabète, maladie du « sucre » est une élévation permanente de la teneur du sucre en glucose, parfois accompagnée par des symptômes tels qu'une soif intense, des mictions fréquentes, une perte de poids et une torpeur qui peut aller jusqu'au coma. Plus souvent les symptômes révélateurs sont beaucoup moins nets ; parce qu'il n'existe aucun symptôme (De Balanda, 2001). Autrement dit, la maladie du « sucre » opère un travail en profondeur à l'intérieur du corps de la personne, l'obligeant à un contrôle régulier de sa glycémie.

La bandelette, comme objet technique, est un compagnon incontournable de la personne diabétique, pour assurer la mesure de sa glycémie, soit pour la rassurer, ou au contraire la conduire à consulter en urgence un médecin. Cette maladie invisible, secrète, qui affecte tous les âges, est trop complexe, Monsieur le Ministre, pour vous laisser dire une contre-vérité qui consiste à incriminer publiquement les personnes diabétiques, comme étant responsables du gaspillage financier qui toucherait la caisse d'assurances sociales ; d'autant plus que nous nous appuyons ici sur notre pratique de recherche en partie focalisée sur les trajectoires des malades chroniques (Mebtoul, Tenci, eds, 2014).

Des trajectoires du diabète chaotiques et discontinues

La sociologie a la vertu d'aller au-delà des opinions toutes faites, ou des mythes qui s'interdisent de comprendre de l'intérieur l'expérience sociale des personnes atteintes d'une maladie chronique. Restituer des trajectoires de maladies chroniques, redonne une image plus réaliste de cette catégorie de personnes atteintes non pas seulement biologiquement mais aussi dans leur identité psychique et sociale. Les trajectoires de la maladie chronique ne sont jamais linéaires, sans « histoires », mais, au contraire, très chaotiques, éclatées et discontinues, dévoilant l'une des caractéristiques majeures de la chronicité centrée sur l'incertitude non seulement médicale mais aussi sociale. Sachez, Monsieur le Ministre, que le corps organique reste encore, sous beaucoup d'aspects, énigmatique, malgré tous les progrès de la médecine. Mais le corps investigué par le médecin est radicalement différent de celui auquel chacun d'entre nous a affaire dans sa vie quotidienne (Good, 1998). Cette fameuse glycémie qui « monte » et qui « descend », est indissociable de ce corps social agissant dans la société, au sens où le malade est pris dans de multiples engrenages et problèmes sociaux qui contribuent, pour le malade, à attribuer un sens social à la maladie du « sucre ».

La personne diabétique est contrainte d'opérer dans sa vie quotidienne des changements significatifs, en se forgeant une nouvelle identité face aux problèmes liés à la cherté des médicaments, pour celles ou ceux qui ne sont pas assurés, aux multiples restrictions sociales et alimentaires qui ne sont pas sans effets pervers sur la qualité de vie du diabétique. Il assure de façon invisible un travail de réadaptation permanent. Vous ne semblez pas pouvoir, de la position sociale qui est la vôtre, imaginer les multiples contraintes vécues par le malade diabétique anonyme, sans capital relationnel (Mebtoul, 2003). Or, la reconstruction avec les diabétiques de leurs trajectoires met en exergue leurs multiples errances sociales et thérapeutiques, « voyageant » d'un médecin à un autre, multipliant les recours thérapeutiques socialement hétérogènes, à la quête constante de sens et de soins, pris dans le piège d'un marché de soins profondément lucratif, face à l'absence de toute médiation socio-sanitaire crédible proche du malade, obligeant ses proches parent à assurer le statut d'organisateur des soins, pour tenter de combler les fortes limites du fonctionnement du système de soins officiel.

Le travail invisible et non reconnu des proches parents

L'intolérable, selon le mot du philosophe français Paul Ricœur, est prégnant dans cette prise en charge incertaine, fragile, fluctuante et frustrante quand il s'agit de patients diabétiques socialement démunis. Il faut rappeler que la maladie du « sucre » est, contrairement à la rhétorique idéologique, loin d'être gratuite quand il faut payer les différentes analyses, objet d'un remboursement dérisoire, le prix de la consultation chez le spécialiste privé, les coûts du transport, la nourriture adaptée, sans oublier tout le travail non reconnu et invisible assuré par les familles pour prendre soin de la personne malade : travail d'information, soutien affectif, négociation avec le personnel de santé, etc. (Cresson, Mebtoul, eds, 2010). Il semble donc important d'inverser le débat sur les dépenses de soins pour orienter son regard du côté des familles, dévoilant les sacrifices consentis par ces dernières, même s'ils sont de l'ordre du silence et des non-dits quand il s'agit de faire face à la souffrance des malades chroniques plus fondamentale que le coût des bandelettes, Monsieur le Ministre !

*Sociologue

Références bibliographiques

De Balanda A.-B., (2001), Pour une approche psychosomatique du diabète, l'identité en souffrance, Paris, l'Harmattan.

Cresson G., Mebtoul M., sous la direction, (2010), Famille et santé, Rennes, éditions EHSP.

Good B., (1998), Comment faire de l'anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.

Mebtoul M., Tenci L., sous la direction, (2014), Vivre le handicap et la maladie chronique. Les trajectoires des patients et des familles, Oran, GRAS.

Mebtoul M. (2003), « Les significations attribuées par les médecins et les patients à la prise en charge du diabète », in : Cresson G., Drulhe M., Schweyer F.-X (sous la direction), Coopérations, conflits et concurrences dans le système de santé, Rennes, éditions ENSP : 251-268.